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pèce d’écrit et de composition rentre dans le genre des anciennes fables milésiennes, c’est-à-dire de contes extravagants, qui avaient pour objet d’amuser et non d’instruire, au rebours des fables apologues qui devaient amuser et instruire tout à la fois. Maintenant, si le but principal de semblables livres est d’amuser, je ne sais, en vérité, comment ils peuvent y parvenir, remplis comme ils le sont de si nombreuses et de si énormes extravagances. La satisfaction, le délice que l’âme éprouve, doivent provenir de la beauté et de l’harmonie qu’elle voit, qu’elle admire dans les choses que lui présente la vue ou l’imagination ; et toute chose qui réunit en soi laideur et déréglement ne peut causer aucun plaisir. Eh bien ! quelle beauté peut-il y avoir, ou quelle proportion de l’ensemble aux parties et des parties à l’ensemble, dans un livre, ou bien dans une fable, si l’on veut, où un damoiseau de seize ans donne un coup d’épée à un géant haut comme une tour, et le coupe en deux comme s’il était fait de pâte à massepains ? Et qu’arrive-t-il quand on veut nous décrire une bataille, après avoir dit qu’il y a dans l’armée ennemie un million de combattants ? Pourvu que le héros du livre soit contre eux, il faut, bon gré mal gré, nous résigner à ce que ce chevalier remporte la victoire par la seule valeur et la seule force de son bras. Que dirons-nous de la facilité avec laquelle une reine ou une impératrice héréditaire se laisse aller dans les bras d’un chevalier errant et inconnu ? Quel esprit, s’il n’est entièrement inculte et barbare, peut s’amuser en lisant qu’une grande tour pleine de chevaliers glisse et chemine sur la mer comme un navire avec le bon vent ; que le soir elle quitte les côtes de Lombardie, et que le matin elle aborde aux terres du Preste-Jean des Indes[1], ou en d’autres pays que n’a jamais décrits Ptolomée, ni vus Marco-Polo[2] ? Si l’on me répondait que ceux qui composent de tels livres les écrivent comme choses d’invention et de mensonge, et que dès lors ils ne sont pas obligés de regarder de si près aux délicatesses de la vérité, je répliquerais, moi, que le mensonge est d’autant meilleur qu’il semble moins mensonger, et

  1. Voir la note 4 du prologue.
  2. On sait que ce fameux voyageur vénitien, de retour en Italie, et prisonnier des Génois en 1298, fit écrire la relation de ses voyages par Eustache de Pise, son compagnon de captivité. Cette relation fut traduite en espagnol par le maestre Rodrigo de Santaella. Séville, 1518.