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les briser. On le prit ensuite à dos d’hommes, et, lorsqu’il sortait de l’appartement, on entendit une voix effroyable, autant du moins que put la faire le barbier, non celui du bât, mais l’autre, qui parlait de la sorte :

« Ô chevalier de la Triste-Figure, n’éprouve aucun déconfort de la prison où l’on t’emporte ; il doit en être ainsi pour que tu achèves plus promptement l’aventure que ton grand cœur t’a fait entreprendre, laquelle aventure se terminera quand le terrible lion manchois et la blanche colombe tobosine gîteront dans le même nid, après avoir courbé leurs fronts superbes sous le joug léger d’un doux hyménée. De cette union inouïe sortiront, aux regards du monde étonné, les vaillants lionceaux qui hériteront des griffes rapaces d’un père valeureux. Cela doit arriver avant que le Dieu qui poursuit la nymphe fugitive ait, dans son cours rapide et naturel, rendu deux fois visite aux brillantes images du zodiaque. Et toi, ô le plus noble et le plus obéissant écuyer qui eut jamais l’épée à la ceinture, la barbe au menton et l’odorat aux narines, ne te laisse pas troubler et évanouir en voyant enlever sous tes yeux mêmes la fleur de la chevalerie errante. Bientôt, s’il plaît au grand harmonisateur des mondes, tu te verras emporté si haut que tu ne pourras plus te reconnaître, et qu’ainsi seront accomplies les promesses de ton bon seigneur. Je t’assure même, au nom de la sage Mentironiana, que tes gages te seront payés, comme tu le verras à l’œuvre. Suis donc les traces du vaillant et enchanté chevalier, car il convient que tu ailles jusqu’à l’endroit où vous ferez halte ensemble ; et, puisqu’il ne m’est pas permis d’en dire davantage, que la grâce de Dieu reste avec vous ; je m’en retourne où seul je le sais. » À la fin de la prédiction, le prophète éleva la voix en fausset, puis la baissa peu à peu avec une si touchante modulation, que ceux même qui étaient au fait de la plaisanterie furent sur le point de croire à ce qu’ils avaient entendu.

Don Quichotte se sentit consolé en écoutant la prophétie, car il en démêla de point en point le sens et la portée. Il comprit qu’on lui promettait de se voir engagé dans les liens d’un saint et légitime mariage avec sa bien-aimée Dulcinée du Toboso, dont les flancs heureux mettraient bas les lionceaux, ses fils, pour l’éternelle gloire de la Manche. Plein d’une ferme croyance à ce qu’il venait d’entendre, il s’écria en poussant un profond soupir : « Ô toi, qui que tu sois, qui m’as prédit tant de bonheur, je t’en supplie, demande de ma part au sage enchanteur qui s’est chargé du soin de mes affaires qu’il ne me laisse point périr en cette prison où l’on m’emporte à présent, jusqu’à ce que je voie s’accomplir d’aussi