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tion au bon sens de vos grâces. Peut-être que, n’étant point armés chevaliers comme moi, vous n’aurez rien à démêler avec les enchantements de céans, et qu’ayant les intelligences parfaitement libres, vous pourrez juger des choses de ce château comme elles sont en réalité, et non comme elles me paraissent.

— Il n’y a pas de doute, répondit à cela Don Fernand ; le seigneur Don Quichotte a parlé comme un oracle, et c’est à nous qu’appartient la solution de cette difficulté ; et, pour qu’elle soit rendue avec plus de certitude, je vais recueillir en secret les voix de ces seigneurs, et du résultat de ce vote je rendrai un compte exact et fidèle. » Pour ceux qui connaissaient l’humeur de Don Quichotte, toute cette comédie était une intarissable matière à rire ; mais ceux qui n’étaient pas au fait n’y voyaient que la plus grande bêtise du monde, surtout les quatre domestiques de Don Luis, et Don Luis lui-même, ainsi que trois autres voyageurs qui venaient par hasard d’arriver à l’hôtellerie, et qui paraissaient des archers de la sainte-hermandad, comme ils l’étaient en effet. Mais celui qui se désespérait le plus, c’était le barbier, dont le plat à barbe s’était changé, devant ses yeux, en armet de Mambrin, et dont le bât, à ce qu’il pensait bien, allait sans aucun doute se changer aussi en un riche harnais de cheval. Tous les autres spectateurs riaient de voir Don Fernand qui allait prendre les voix de l’un à l’autre, leur parlant tout bas à l’oreille, pour qu’ils déclarassent en secret si ce bijou sur lequel on avait tant disputé était un bât ou une selle. Après qu’il eut recueilli les votes de tous ceux qui connaissaient Don Quichotte, il dit à haute voix : « Le cas est, brave homme, que je suis vraiment fatigué de prendre tant d’avis, car je ne demande à personne ce que je désire savoir, qu’on ne me réponde aussitôt qu’il y a folie à dire que ceci soit un bât d’âne, et que c’est une selle de cheval, et même d’un cheval de race. Ainsi, prenez patience, car, en dépit de vous et de votre âne, ceci est une selle, et non un bât, et vous avez fort mal prouvé votre allégation. — Que je perde ma place en paradis, s’écria le pauvre barbier, si toutes vos grâces ne se trompent pas ; et que mon âme paraisse aussi bien devant Dieu que ce bât me paraît un bât, et non une selle ! Mais, ainsi vont les lois…[1] et je ne dis rien de plus. Et pourtant je ne

  1. Allá van leyes dò quieren reyes. (Ainsi vont les lois, comme le veulent les rois) Cet ancien proverbe espagnol prit naissance, au dire de l’archevêque Rodrigo Ximenès de Rada (lib. VI, cap. 25), lors de la querelle entre le rituel gothique et le rituel romain, qui fut vidée, sous Alphonse VI, par les diverses épreuves du jugement de Dieu, même par le combat en champ clos.