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et que je ne connais pas moins bien ce que c’est qu’un armet, un morion, une salade, et autres choses relatives à la milice, c’est-à-dire aux espèces d’armes que portent les soldats. Et je dis maintenant, sauf meilleur avis, car je m’en remets toujours à celui d’un meilleur entendement, que cette pièce qui est ici devant nous, et que ce bon seigneur tient à la main, non-seulement n’est pas un plat à barbe de barbier, mais qu’elle est aussi loin de l’être que le blanc est loin du noir, et la vérité du mensonge. Et je dis aussi que, bien que ce soit un armet, ce n’est pas un armet entier. — Non, certes, s’écria Don Quichotte, car il lui manque une moitié, qui est la mentonnière. — C’est cela justement, ajouta le curé, qui avait compris l’intention de son ami maître Nicolas ; » et leur avis fut aussitôt confirmé par Cardénio, Don Fernand et ses compagnons. L’auditeur lui-même, s’il n’eût été si préoccupé de l’aventure de Don Luis, aurait aidé, pour sa part, à la plaisanterie ; mais les choses sérieuses auxquelles il pensait l’avaient tellement absorbé, qu’il ne faisait guère attention à ces badinages. « Sainte Vierge ! s’écria en ce moment le barbier mystifié, est-il possible que tant d’honnêtes gens disent que ceci n’est pas un plat à barbe, mais un armet ! Voilà de quoi jeter dans l’étonnement toute une université, si savante qu’elle soit. À ce train-là, si ce plat à barbe est un armet, ce bât d’âne doit être aussi une selle de cheval, comme ce seigneur l’a prétendu. — À moi, il me paraît un bât, reprit Don Quichotte ; mais j’ai déjà dit que je ne me mêlais point de cela. — Que ce soit un bât ou une selle, dit le curé, c’est au seigneur Don Quichotte à le décider ; car, en affaires de chevalerie, ces seigneurs et moi, nous lui cédons la palme. — Pardieu, mes seigneurs, s’écria Don Quichotte, de si étranges aventures me sont arrivées dans ce château, en deux fois que j’y fus hébergé, que je n’ose plus rien décider affirmativement sur les questions qu’on me ferait à propos de ce qu’il renferme ; car je m’imagine que tout ce qui s’y passe se règle par voie d’enchantement. La première fois, je fus fort ennuyé des visites d’un More enchanté qui se promène en ce château, et Sancho n’eut guère plus à se louer des gens de sa suite ; puis, hier soir, je suis resté pendu par ce bras presque deux heures entières, sans savoir pourquoi ni comment j’étais tombé dans cette disgrâce. Ainsi, me mettre à présent, au milieu d’une telle confusion, à donner mon avis, ce serait m’exposer à un jugement téméraire. En ce qui touche cette singulière prétention de vouloir que ceci soit un plat à barbe et non un armet, j’ai déjà répondu ; mais, quant à déclarer si cela est un bât ou une selle, je n’ose point rendre une sentence définitive, et j’aime mieux laisser la ques-