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chotte, puisque vous ignorez les événements qui se passent d’habitude dans la chevalerie errante. » Mais les compagnons du questionneur, s’ennuyant du dialogue qu’il continuait avec Don Quichotte, se remirent à frapper à la porte avec tant de furie que l’hôtelier s’éveilla, ainsi que tous les gens de la maison, et qu’il se leva pour demander qui frappait.

En ce moment, il arriva qu’un des chevaux qu’amenaient les quatre cavaliers vint flairer Rossinante, qui, tout triste et les oreilles basses, soutenait sans bouger le corps allongé de son maître ; et comme enfin il était de chair, bien qu’il parût de bois, il ne laissa pas de se ravigoter, et flaira à son tour l’animal qui venait lui faire des caresses. Mais à peine eut-il fait le moindre mouvement que les deux pieds manquèrent à Don Quichotte, qui, glissant de la selle, fût tombé à terre s’il n’eût été pendu par le bras. Sa chute lui causa une si vive douleur qu’il crut, ou qu’on lui coupait le poignet, ou que son bras s’arrachait. Il était, en effet, resté si près de terre qu’avec la pointe des pieds il baisait celle des herbes ; et c’était pour son mal, car, en voyant le peu qui lui manquait pour mettre les pieds à plat, il s’allongeait et se tourmentait de toutes ses forces pour atteindre la terre. Ainsi les malheureux qui souffrent la torture de la poulie[1] accroissent eux-mêmes leur supplice en s’efforçant de s’allonger, trompés par l’espérance de toucher enfin le sol.

  1. La garrucha. On suspendait le patient, en le chargeant de fers et de poids considérables, jusqu’à ce qu’il eût avoué son crime.