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tive ; mais à peine eut-elle entendu deux ou trois des vers que continuait à chanter le jeune homme, qu’elle fut prise tout à coup d’un tremblement de tous ses membres comme si elle eût éprouvé un accès de violente fièvre quarte, et, se jetant au cou de Dorothée : « Ah ! dame de mon âme et de ma vie, s’écria-t-elle, pourquoi m’as-tu réveillée ? Le plus grand bien que pouvait me faire la fortune en ce moment, c’était de me tenir les yeux et les oreilles fermés pour m’empêcher de voir et d’entendre cet infortuné musicien. — Que dis-tu là, jeune fille, répondit Dorothée ? Pense donc que le chanteur est, à ce qu’on dit, un garçon muletier. — C’est un seigneur de terres et d’âmes, reprit Clara, et si bien seigneur de la mienne, que, s’il ne veut pas s’en défaire, elle lui restera toute l’éternité. » Dorothée demeura toute surprise des propos passionnés de la jeune personne, trouvant qu’ils surpassaient de beaucoup la portée d’intelligence qu’on devait attendre de son âge. « Vous parlez de telle sorte, lui dit-elle, que je ne puis vous comprendre. Expliquez-vous plus clairement : que voulez-vous dire de ces âmes et de ces terres, et de ce musicien dont la voix vous a causé tant d’émotion ? Mais non, ne me dites rien à présent ; je ne veux pas, pour m’occuper de vos alarmes, perdre le plaisir que j’éprouve à écouter le chanteur, qui commence, à ce qu’il me semble, de nouveaux vers et un nouvel air. — Comme il vous plaira, » répondit la fille de l’auditeur, et, pour ne point entendre, elle se boucha les oreilles avec les deux mains. Dorothée s’étonna de nouveau, mais, prêtant toute son attention à la voix du chanteur, elle entendit qu’il continuait de la sorte :

« Ô ma douce espérance, qui, surmontant les obstacles et les impossibilités, suis avec constance la route que tu te traces et t’ouvres toi-même, ne t’évanouis point en te voyant à chaque pas près du pas de ta mort.

» Ce ne sont point les indolents qui remportent d’honorables triomphes, d’éclatantes victoires ; et ceux-là ne parviennent point au bonheur, qui, sans faire face à la fortune, livrent nonchalamment tous leurs sens à la molle oisiveté.

» Que l’amour vende cher ses gloires, c’est grande raison et grande justice, car il n’est pas de plus précieux bijou que celui qui s’essaie au titre de son plaisir ; et c’est une chose évidente, que ce qui coûte peu ne s’estime pas beaucoup.

» L’opiniâtreté de l’amour parvient quelquefois à des choses impossibles ; ainsi, bien que la mienne poursuive les plus difficiles, toutefois je ne perds pas l’espoir de m’élever de la terre au ciel. »