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songé, au milieu de tant de traverses, d’afflictions et d’événements heureux, à donner de ses nouvelles à sa famille. Certes, si mon père ou quelqu’un de nous eût connu son sort, il n’aurait pas eu besoin d’attendre le miracle de la canne de jonc pour obtenir son rachat. Maintenant, ce qui cause ma crainte, c’est de savoir si ces Français lui auront rendu la liberté, ou s’ils l’auront mis à mort pour cacher leur vol. Cela sera cause que je continuerai mon voyage, non plus joyeusement comme je l’ai commencé, mais plein de mélancolie et de tristesse. Ô mon bon frère, qui pourrait me dire où tu es à présent, pour que j’aille te chercher et te délivrer de tes peines, fût-ce même au prix des miennes ! Oh ! qui portera à notre vieux père la nouvelle que tu es encore vivant, fusses-tu dans les cachots souterrains les plus profonds de la Berbérie, car ses richesses, celles de mon frère et les miennes sauront bien t’en tirer ! Et toi, belle et généreuse Zoraïde, que ne puis-je te rendre le bien que tu as fait à mon frère ! que ne puis-je assister à la renaissance de ton âme, et à ces noces qui nous combleraient tous de bonheur ! »

C’était par ces propos et d’autres semblables que l’auditeur exprimait ses sentiments aux nouvelles qu’il recevait de son frère, avec une tendresse si touchante, que ceux qui l’écoutaient montraient aussi la part qu’ils prenaient à son affliction. Le curé, voyant quelle heureuse issue avaient eue sa ruse et le désir du capitaine, ne voulut pas les tenir plus longtemps dans la tristesse. Il se leva de table, et entra dans l’appartement où se trouvait Zoraïde, qu’il ramena par la main, suivie de Luscinde, de Dorothée et de la fille de l’auditeur. Le capitaine attendait encore ce qu’allait faire le curé. Celui-ci le prit de l’autre main, et, les conduisant tous deux à ses côtés, il revint dans la chambre où étaient l’auditeur et les autres convives. « Séchez vos larmes, seigneur auditeur, lui dit-il, et que vos désirs soient pleinement comblés. Voici devant vous votre digne frère et votre aimable belle-sœur. Celui-ci, c’est le capitaine Viedma, celle-là, c’est la belle Moresque, dont il a reçu tant de bienfaits ; et les pirates français dont je vous ai parlé les ont mis dans la pauvreté où vous les voyez, pour que vous montriez à leur égard la générosité de votre noble cœur. » Le capitaine accourut aussitôt embrasser son frère, qui, dans sa surprise, lui mit d’abord les deux mains sur l’estomac pour l’examiner à distance ; mais, dès qu’il eut achevé de le reconnaître, il le serra si étroitement dans ses bras, en versant des larmes de joie et de tendresse, que la plupart des assistants ne purent re-