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» Nous restâmes six jours à Velez, au bout desquels le renégat, ayant fait dresser une enquête, se rendit à Grenade pour rentrer, par le moyen de la sainte Inquisition, dans le saint giron de l’Église. Les autres chrétiens délivrés s’en allèrent chacun où il leur plut. Nous restâmes seuls, Zoraïde et moi, n’ayant que les écus qu’elle devait à la courtoisie du capitaine français. J’en achetai cet animal qui fait sa monture, et, lui servant jusqu’à cette heure de père et d’écuyer, mais non d’époux, je la mène à mon pays, dans l’intention de savoir si mon père est encore vivant, ou si quelqu’un de mes frères a trouvé plus que moi la fortune favorable, bien que le Ciel, en me donnant Zoraïde pour compagne, ait rendu mon sort tel que nul autre, quelque heureux qu’il pût être, ne me semblerait aussi désirable. La patience avec laquelle Zoraïde supporte toutes les incommodités, toutes les privations qu’entraîne après soi la pauvreté, et le désir qu’elle montre de se voir enfin chrétienne, sont si grands, si admirables, que j’en suis émerveillé et résolu de la servir tout le reste de ma vie. Cependant le bonheur que j’éprouve à penser que je suis à elle et qu’elle est à moi est troublé par une autre pensée : je ne sais si je trouverai dans mon pays quelque humble asile où la recueillir, si le temps et la mort n’auront pas fait tant de ravage dans la fortune et la vie de mon père et de mes frères que je ne trouve, à leur place, personne qui daigne seulement me reconnaître. Voilà, seigneurs, tout ce que j’avais à vous dire de mon histoire ; si elle est agréable et curieuse, c’est à vos intelligences éclairées qu’il appartient d’en juger. Quant à moi, j’aurais voulu la conter plus brièvement, bien que la crainte de vous fatiguer m’ait fait taire plus d’une circonstance et plus d’un détail[1]. »

  1. L’aventure du captif est répétée dans la comédie los Baños de Argel, et Lope de Vega l’a introduite également dans celle intitulée los Cautivos de Argel. Cervantès la donne comme une histoire véritable, et termine ainsi la première de ces pièces : « Ce conte d’amour et de doux souvenir se conserve toujours à Alger, et l’on y montrerait encore aujourd’hui la fenêtre et le jardin… »