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tous deux à fondre en larmes d’une manière si touchante, que la plupart d’entre nous sentaient aussi leurs yeux se mouiller de pleurs. Mais lorsque Agi-Morato la vit en habit de fête et chargée de tant de bijoux, il lui dit dans sa langue : « Qu’est-ce que cela, ma fille ? hier, à l’entrée de la nuit, avant que ce terrible malheur nous arrivât, je t’ai vue avec tes habits ordinaires de la maison ; et, maintenant, sans que tu aies eu le temps de te vêtir, et sans que je t’aie donné aucune nouvelle joyeuse à célébrer en pompe et en cérémonie, je te vois parée des plus riches atours dont j’aie pu te faire présent pendant notre plus grande prospérité ? Réponds à cela, car j’en suis plus surpris et plus inquiet que du malheur même où je me trouve. »

» Tout ce que le More disait à sa fille, le renégat nous le transmettait, et Zoraïde ne répondait pas un mot. Mais quand Agi-Morato vit dans un coin de la barque le coffret où elle avait coutume d’enfermer ses bijoux, et qu’il savait bien avoir laissé dans sa maison d’Alger, ne voulant pas l’apporter au jardin, il fut bien plus surpris encore, et lui demanda comment ce coffre était tombé en nos mains, et qu’est-ce qu’il y avait dedans. Alors le renégat, sans attendre la réponse de Zoraïde, répondit au vieillard : « Ne te fatigue pas, seigneur, à demander tant de choses à ta fille Zoraïde ; je vais t’en répondre une seule, qui pourra satisfaire à toutes tes questions. Sache donc qu’elle est chrétienne, que c’est elle qui a été la lime de nos chaînes et la délivrance de notre captivité. Elle est venue ici de son plein gré, aussi contente, à ce que je suppose, de se voir en cette situation, que celui qui passe des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, et de l’enfer au paradis.

— Est-ce vrai, ma fille, ce que dit celui-là ? s’écria le More.

— Il en est ainsi, répondit Zoraïde.

— Quoi ! répliqua le vieillard, tu es chrétienne, et c’est toi qui as mis ton père au pouvoir de ses ennemis ?

— Chrétienne, oui, je le suis, reprit Zoraïde, mais non celle qui t’a mis en cet état, car jamais mon désir n’a été de t’abandonner, ni de te faire du mal, mais seulement de faire mon bien.

— Et quel bien t’es-tu fait, ma fille ?

— Pour cela, répondit-elle, demande-le à Lella Maryem ; elle saura te le dire mieux que moi. »

» À peine le More eut-il entendu cette réponse, qu’avec une incroyable célérité il se jeta dans l’eau la tête la première, et il se serait infailliblement noyé si le long vêtement qu’il portait ne l’eût un peu sou-