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ce qu’elle avait ; mais comme elle ne répondait pas : « Sans doute, s’écria-t-il, que l’effroi que lui a donné l’arrivée de ces chiens l’aura fait évanouir. » Alors, l’ôtant de dessus ma poitrine, il la pressa contre la sienne. Elle, jetant un soupir, et les yeux encore mouillés, se tourna de mon côté, et me dit : « Améji, chrétien, améji, » c’est-à-dire : « Va-t’en, chrétien, va-t’en. » À quoi son père répondit : « Peu importe, fille, que le chrétien s’en aille, car il ne t’a point fait de mal ; et les Turcs sont partis. Que rien ne t’effraie maintenant, et que rien ne te chagrine, puisque les Turcs, ainsi que je te l’ai dit, se sont, à ma prière, en allés par où ils étaient venus. — Ce sont eux, seigneur, dis-je à son père, qui l’ont effrayée, comme tu l’as pensé. Mais puisqu’elle dit que je m’en aille, je ne veux pas lui causer de peine. Reste en paix, et, avec ta permission, je reviendrai, au besoin, cueillir des herbes dans le jardin ; car, à ce que dit mon maître, on n’en saurait trouver en aucun autre de meilleures pour la salade. — Tu pourras revenir toutes les fois qu’il te plaira, répondit Agi-Morato ; ma fille ne dit pas cela parce que ta vue ou celle d’autres chrétiens la fâche ; elle voulait dire que les Turcs s’en allassent, ou bien qu’il était temps de chercher tes herbes. » À ces mots, je pris sur-le-champ congé de tous les deux, et Zoraïde, qui semblait à chaque pas se sentir arracher l’âme, s’éloigna avec son père. Moi, sous prétexte de chercher les herbes de ma salade, je parcourus à mon aise tout le jardin ; je remarquai bien les entrées et les sorties, le