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que je sais bien dire sans eux. C’est de là que viennent l’indécision et la rêverie où vous m’avez trouvé, cause bien suffisante, comme vous venez de l’entendre, pour m’y tenir plongé. »

Quand mon ami eut écouté cette harangue, il se frappa le front du creux de la main, et, partant d’un grand éclat de rire : « Par Dieu, frère, s’écria-t-il, vous venez de me tirer d’une erreur où j’étais resté depuis le longtemps que je vous connais. Je vous avais toujours tenu pour un homme prudent et sage dans toutes vos actions, mais je vois à présent que vous êtes aussi loin de cet homme que la terre l’est du ciel. Comment est-il possible que de semblables bagatelles, et de si facile rencontre, aient la force d’interdire et d’absorber un esprit aussi mûr que le vôtre, aussi accoutumé à aborder et à vaincre des difficultés bien autrement grandes ? En vérité, cela ne vient pas d’un manque de talent, mais d’un excès de paresse et d’une absence de réflexion. Voulez vous éprouver si ce que je dis est vrai ? Eh bien ! soyez attentif, et vous verrez comment, en un clin d’œil, je dissipe toutes ces difficultés et remédie à tous ces défauts, qui vous embarrassent, dites-vous, et vous effraient au point de vous faire renoncer à mettre au jour l’histoire de votre fameux Don Quichotte, miroir et lumière de toute la chevalerie errante. — Voyons, répliquai-je à son offre ; de quelle manière pensez-vous remplir le vide qui fait mon effroi, et tirer à clair le chaos de ma confusion ? »

Il me répondit : « À la première chose qui vous chagrine, c’est-à-dire les sonnets, épigrammes et éloges qui vous manquent pour mettre en tête du livre, voici le remède que je propose : prenez la peine de les faire vous-même ; ensuite vous les pourrez baptiser et nommer comme il vous plaira, leur donnant pour parrains le Preste-Jean des Indes[1] ou l’empereur de Trébisonde, desquels je sais que le bruit a couru qu’ils étaient d’excellents poëtes ; mais quand même ils ne l’eussent pas été, et que des pédants de bacheliers s’aviseraient de mordre sur vous par derrière à propos de cette assertion, n’en faites pas cas pour deux maravédis, car, le mensonge fût-il avéré, on ne vous coupera pas la main qui l’a écrit.

» Quant à citer en marge les livres et les auteurs où vous auriez pris les

  1. Personnage proverbial, comme le juif errant. Dans le moyen âge, on croyait que c’était un prince chrétien, à la fois roi et prêtre, qui régnait dans la partie orientale du Thibet, sur les confins de la Chine. Ce qui a peut-être donné naissance à cette croyance populaire, c’est qu’il y avait dans les Indes, à la fin du douzième siècle, un petit prince nestorien dont les états furent engloutis dans l’empire de Gengis-Khan.