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tarde, quelque bonne qu’elle puisse être. — Tu dois sans doute être marié dans ton pays ? demanda Zoraïde ; et c’est pour cela que tu désires tant aller revoir ta femme. — Non, répondis-je, je ne suis pas marié ; mais j’ai donné ma parole de me marier en arrivant. — Est-elle belle, la dame à qui tu l’as donnée ? demanda Zoraïde. — Si belle, répliquai-je, que pour la louer dignement, et te dire la vérité, j’affirme qu’elle te ressemble beaucoup. » À ces mots, le père de Zoraïde se mit à rire de bon cœur, et me dit : « Par Allah ! chrétien, elle doit être bien belle, en effet, si elle ressemble à ma fille, qui est la plus belle personne de tout ce royaume ; si tu en doutes, regarde-la bien, et tu verras que je t’ai dit la vérité. » C’était Agi-Morato qui nous servait d’interprète dans le cours de cet entretien, comme plus habile à parler cette langue bâtarde dont on fait usage en ce pays ; car Zoraïde, quoiqu’elle l’entendît également, exprimait plutôt ses pensées par signes que par paroles.

» Tandis que la conversation continuait ainsi, arrive un More tout essoufflé, disant à grands cris que quatre Turcs ont sauté par-dessus les murs du jardin, et qu’ils cueillent les fruits, bien que tout verts encore. À cette nouvelle, le vieillard tressaillit de crainte, et sa fille aussi, car les Mores ont une peur générale et presque naturelle des Turcs, surtout des soldats de cette nation, qui sont si insolents et exercent un tel empire sur les Mores leurs sujets, qu’ils les traitent plus mal que s’ils étaient leurs esclaves. Agi-Morato dit aussitôt à Zoraïde : « Fille, retourne vite à la maison, et renferme-toi pendant que je vais parler à ces chiens ; toi, chrétien, cherche tes herbes à ton aise, et qu’Allah te ramène heureusement en ton pays. » Je m’inclinai, et il alla chercher les Turcs, me laissant seul avec Zoraïde, qui fit d’abord mine d’obéir à son père ; mais, dès qu’il eut disparu derrière les arbres du jardin, elle revint auprès de moi, et me dit, les yeux pleins de larmes : « Ataméji, chrétien, ataméji ? » ce qui veut dire : « Tu t’en vas, chrétien, tu t’en vas ? — Oui, madame, lui répondis-je ; mais jamais sans toi. Attends-moi le premier dgiuma, et ne t’effraie pas de nous voir, car, sans aucun doute, nous t’emmènerons en pays de chrétiens. » Je lui dis ce peu de mots de façon qu’elle me comprît très-bien, ainsi que d’autres propos que nous échangeâmes. Alors, jetant un bras autour de mon cou, elle commença d’un pas tremblant à cheminer vers la maison. Le sort voulut, et ce pouvait être pour notre perte, si le ciel n’en eût ordonné autrement, que, tandis que nous marchions ainsi embrassés, son père, qui venait déjà de renvoyer les Turcs, nous vit dans cette posture, et nous vîmes