Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/581

Cette page a été validée par deux contributeurs.
dras plutôt qu’un autre, puisque tu es gentilhomme et chrétien. Tâche de savoir où est le jardin ; quand tu viendras te promener par-là, je saurai qu’il n’y a personne au bagne, et je te donnerai beaucoup d’argent. Qu’Allah te conserve, mon seigneur. »

» Tel était le contenu du second billet ; et dès que nous en eûmes tous pris connaissance, chacun s’offrit pour être racheté et remplir la mission, promettant d’aller et de revenir avec la plus grande ponctualité. Moi-même je m’offris comme les autres. Mais le renégat s’opposa à toutes ces propositions, disant qu’il ne permettrait pas qu’aucun de nous fût mis en liberté avant que tous les autres le fussent en même temps, parce que l’expérience lui avait appris combien, une fois libre, on tenait mal les paroles données dans l’esclavage. « Très-souvent, disait-il, des captifs de grande naissance avaient employé ce moyen, rachetant quelqu’un de leurs compagnons pour qu’il allât, avec de l’argent, à Valence ou à Mayorque, armer une barque et revenir chercher ceux qui lui avaient fourni sa rançon ; mais jamais on ne les avait revus, parce que le bonheur d’avoir recouvré la liberté et la crainte de la perdre encore effaçaient de leur souvenir toutes les obligations du monde. » Pour preuve de cette vérité, il nous raconta brièvement une aventure qui était arrivée depuis peu à des gentilshommes chrétiens, la plus étrange qu’on ait ouï conter dans ces parages, où chaque jour se passent des choses étonnantes[1]. Enfin il finit par nous dire que ce qu’il fallait faire c’était de lui donner, à lui, l’argent destiné à la rançon du chrétien, pour acheter une barque à Alger même, sous prétexte de se faire marchand et de négocier avec Tétouan et les villes de la côte ; et que lorsqu’il serait maître de la barque il trouverait facilement moyen de nous tirer du bagne et de nous mettre tous à bord[2]. « D’ailleurs, ajoutait-il, si la Moresque, ainsi qu’elle le promet, donne assez d’argent pour vous racheter tous, rien ne sera plus facile, une fois libres, que de vous embarquer au beau milieu du jour. La plus grande difficulté qui s’offre, c’est que les Mores ne permettent à aucun renégat d’acheter ou d’avoir une barque en leur

  1. Ceci est une allusion à l’aventure de la barque qui vint chercher, en 1577, Cervantès et les autres gentilshommes chrétiens qui étaient restés cachés dans un souterrain pour s’enfuir en Espagne.
  2. Cet arrangement de l’achat d’une barque fut précisément celui que fit Cervantès, en 1579, non pas avec Maltrapillo, mais avec un autre renégat nommé le licencié Giron.