Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/580

Cette page a été validée par deux contributeurs.

une esclave chrétienne, morte depuis peu. Tout cela se rapportait parfaitement au contenu du billet. Nous tînmes ensuite conseil avec le renégat sur le parti qu’il fallait prendre pour enlever de chez elle la Moresque, et venir tous en pays chrétien. Il fut d’abord résolu qu’on attendrait le second avis de Zoraïde (c’est ainsi que s’appelait celle qui veut à présent s’appeler Marie), car nous reconnûmes bien qu’elle seule, et personne autre, pouvait trouver une issue à ces difficultés. Après nous être arrêtés à cela, le renégat nous dit de prendre courage, et qu’il perdrait la vie ou nous rendrait la liberté.

» Pendant quatre jours entiers le bagne resta plein de monde, ce qui fut cause que le bâton de jonc tarda quatre jours à paraître. Au bout de ce temps, et dans la solitude accoutumée, il se montra enfin, avec un paquet si gros qu’il promettait une heureuse portée. Le jonc s’inclina devant moi, et je trouvai dans le mouchoir un autre billet avec cent écus d’or, sans aucune monnaie. Le renégat se trouvait présent ; nous lui donnâmes à lire le papier dans notre chambrée. Voici ce qu’il contenait :

« Je ne sais, mon seigneur, quel parti prendre pour que nous allions en Espagne, et Lella Maryem ne me l’a pas dit, bien que je le lui aie demandé. Ce qui pourra se faire, c’est que je vous donne par cette fenêtre beaucoup de pièces d’or. Rachetez-vous avec cet argent, toi et tes amis, et qu’un de vous s’en aille en pays de chrétiens, qu’il y achète une barque, et qu’il revienne chercher les autres. On me trouvera, moi, dans le jardin de mon père, qui est à la porte de Bab-Azoun[1] près du bord de la mer, où je passerai tout l’été avec mon père et mes serviteurs. De là, pendant la nuit, vous pourrez m’enlever facilement, et me conduire à la barque[2]. Et fais bien attention que tu dois être mon mari ; car sinon, je prierai Maryem qu’elle te punisse. Si tu ne te fies à personne assez pour l’envoyer chercher la barque, rachète-toi, et vas-y ; je sais que tu revien-
  1. Bab-Azoun veut dire porte des troupeaux de brebis. Le P. Haedo, dans sa Topografia, dit, au chapitre VI : « En descendant quatre cents pas plus bas, est une autre porte principale, appelée Bab-Azoun, qui regarde entre le midi et le levant… C’est par là que sortent tous les gens qui vont aux champs, aux villages et aux tribus (aduares) des Mores. » Alger, comme on voit, n’avait point changé depuis la captivité de Cervantès.
  2. Ce projet de Zoraïde est précisément celui qu’imagina Cervantès, quand son frère Rodrigo se racheta, pour lui envoyer ensuite une barque sur laquelle il s’enfuirait avec les autres chrétiens : ce qu’il tenta vainement de faire en 1577.