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lucarne une petite croix faite de morceaux de jonc, qu’on retira aussitôt. Ce signe nous confirma dans la pensée que quelque chrétienne devait être esclave en cette maison, et que c’était elle qui nous faisait ce bien. Mais la blancheur de la main et les bracelets dont elle était ornée détruisirent cette supposition. Alors nous imaginâmes que ce devait être une chrétienne renégate, de celles que leurs maîtres eux-mêmes ont coutume de prendre pour épouses légitimes, chose qu’ils tiennent à grand bonheur, car ils les estiment plus que les femmes de leur nation.

» Dans toutes nos conjectures, nous donnions bien loin de la vérité ; et, depuis lors, notre unique occupation était de regarder la fenêtre, ce pôle où nous était apparue l’étoile de la canne de roseau. Mais il se passa bien quinze jours sans que nous la revissions, ni la main non plus, ni signal d’aucune espèce. Et bien que, dans cet intervalle, nous eussions mis tous nos soins, toute notre sollicitude à savoir qui habitait cette maison, et s’il s’y trouvait quelque chrétienne renégate, nous ne pûmes rencontrer personne qui nous dît autre chose sinon que là demeurait un More riche et de qualité, appelé Agi-Morato, qui avait été kayd du fort de Bata, emploi de haute importance dans le pays[1]. Mais, quand nous étions le plus loin de croire que d’autres cianis viendraient à pleuvoir par là, nous vîmes tout à coup reparaître la canne de jonc, avec un autre paquet au bout, plus gros que le premier. C’était un jour que le bagne se trouvait, comme la fois précédente, complètement vide. Nous fîmes l’épreuve accoutumée, chacun de mes trois compagnons allant se présenter avant moi ; mais le jonc ne se rendit à aucun d’eux, et ce fut seulement quand j’approchai qu’on le laissa tomber à terre. Je trouvai dans le mouchoir quarante écus d’or espagnols, et un billet écrit en arabe, à la fin duquel on avait fait une grande croix. Je baisai la croix, je pris les écus, je revins à la terrasse ; nous fîmes tous nos révérences, la main se montra de nouveau, puis je fis signe que je lirais le billet, et l’on ferma la fenêtre. Nous restâmes tous étonnés et ravis de l’événement ; mais comme aucun de nous n’entendait l’arabe, si notre désir était grand de savoir ce que contenait le papier, plus grande encore était la difficulté de trouver quelqu’un qui pût le lire. Enfin je résolus de me confier à un renégat, na-

  1. Le P. Haedo, dans sa Topografia et dans son Epitome de los reyes de Argel, cite souvent cet Agi-Morato, renégat slave, comme un des plus riches habitants d’Alger.