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ma vie dans ce bagne, avec une foule d’hommes de qualité désignés aussi pour le rachat. Bien que la faim et le dénûment nous tourmentassent quelquefois, et même à peu près toujours, rien ne nous causait autant de tourment que d’être témoins des cruautés inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens. Chaque jour il en faisait pendre quelqu’un ; on empalait celui-là, on coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu’il ne faisait le mal que pour le faire, et parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre humain[1]. Un seul captif s’en tira bien avec lui ; c’était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra, lequel fit des choses qui resteront de longues années dans la mémoire des gens de ce pays, et toutes pour recouvrer sa liberté. Cependant jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner, ni ne lui adressa une parole injurieuse, tandis qu’à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s’enfuir, nous craignions tous qu’il ne fût empalé, et lui-même en eut la peur plus d’une fois. Si le temps me le permettait, je vous dirais à présent quelqu’une des choses que fit ce soldat ; cela suffirait pour vous intéresser et pour vous surprendre bien plus assurément que le récit de mon histoire[2]. Mais il faut y revenir.

» Au-dessus de la cour de notre prison donnaient les fenêtres de la maison d’un More riche et de haute naissance. Selon l’usage du pays, c’étaient plutôt des lucarnes rondes que des fenêtres, encore étaient-elles couvertes par des jalousies épaisses et serrées. Un jour je me trouvais sur une terrasse de notre prison avec trois de mes camarades, essayant, pour passer le temps, de sauter avec nos chaînes, et seuls alors, car

  1. Ce maître du captif était Vénitien, et s’appelait Andreta. Il fut pris étant clerc du greffier d’un navire de Raguse. S’étant fait turc, il prit le nom d’Hassan-Aga, devint élamir ou trésorier d’Uchali, lui succéda dans le gouvernement d’Alger, puis dans l’emploi de général de la mer, et mourut, comme lui, empoisonné par un rival qui le remplaça.(Haedo, Historia de Argel, fol. 89.)
  2. Ce tel de Saavedra est Cervantès lui-même. Voici comment le P. Haedo s’exprime sur son compte : « Des choses qui se passèrent dans ce souterrain pendant l’espace de sept mois que ces chrétiens y demeurèrent, ainsi que de la captivité et des exploits de Miguel de Cervantès, on pourrait écrire une histoire particulière. » (Topografia, fol. 184). Quant au captif qui raconte ici sa propre histoire, c’est le capitaine Ruy Perez de Viedma, esclave, comme Cervantès, d’Hassan-Aga, et l’un de ses compagnons de captivité.