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sister long-temps à leur nombre. Ils me prirent, à la fin, couvert de blessures, et comme vous savez, seigneurs, qu’Uchali parvint à s’échapper avec toute son escadre, je restai son prisonnier. Ainsi, je fus le seul triste parmi tant d’heureux, et le seul captif parmi tant de délivrés, puisqu’en ce jour quinze mille chrétiens qui ramaient sur les bancs des galères turques recouvrèrent la chère liberté.

On me conduisit à Constantinople, où le grand-seigneur, Sélim, fit mon maître général de la mer[1], parce qu’il avait rempli son devoir dans la bataille, ayant remporté pour trophée de sa valeur l’étendard de l’ordre de Malte. Je me trouvai l’année suivante, qui était 1572[2], à Navarin, ramant dans la capitane appelée les Trois-Fanaux. Là, je fus témoin de l’occasion qu’on perdit de prendre dans le port toute la flotte turque, puisque les Levantins[3] et les Janissaires qui se trouvaient sur les bâtiments, croyant être attaqués dans l’intérieur même du port, préparèrent leurs hardes et leurs babouches pour s’enfuir à terre, sans attendre le combat, tant était grande la peur qu’ils avaient de notre flotte. Mais le Ciel en ordonna d’une autre façon, non par la faiblesse ou la négligence du général qui commandait les nôtres, mais à cause des péchés de la chrétienté, et parce que Dieu permet que nous ayons toujours des bourreaux prêts à nous punir. En effet, Uchali se réfugia à Modon, qui est une île près de Navarin ; puis, ayant jeté ses troupes à terre, il fit fortifier l’entrée du port, et se tint en repos jusqu’à ce que Don Juan se fût éloigné[4]. C’est dans cette campagne que tomba au pouvoir des chrétiens la galère qu’on nommait la Prise, dont le capitaine était un fils du fameux corsaire Barberousse. Elle fut emportée par la capitane de Naples appelée la Louve, que commandait ce foudre de guerre, ce père des soldats, cet heureux et invincible capitaine, Don Alvaro de Bazan, marquis de Santa-Cruz[5]. Je ne

  1. Capitan-Pacha.
  2. Cervantès fit également cette campagne et celle de l’année 1573.
  3. On appelait ainsi les marins de l’archipel grec.
  4. « Don Juan d’Autriche, dit Arroyo, marcha toute la nuit du 16 septembre 1572, pour tomber au point du jour sur le port de Navarin, où se trouvait toute la flotte turque ; ainsi que l’en avaient informé les capitaines Luis de Acosta et Pero Pardo de Villamarin. — Mais le chef de la chiourme, ajoute Aguilera, et les pilotes se trompèrent dans le calcul de l’horloge de sable, et donnèrent au matin contre une île appelée Prodano, à trois lieues environ de Navarin. De sorte qu’Uchali eut le temps de faire sortir sa flotte du port, et de la mettre sous le canon de la forteresse de Modon. »
  5. Au retour de leur captivité, Cervantès et son frère Rodrigo servirent sous