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parce qu’un de nos oncles, ayant acheté tout le patrimoine, pour qu’il ne sortît pas de la famille, le paya comptant. Nous prîmes tous trois ensemble congé de notre bon père, et, ce même jour, trouvant qu’il y aurait à moi de l’inhumanité à laisser mon père avec si peu de bien pour ses vieux jours, je lui fis prendre deux mille ducats sur mes trois mille, le reste suffisant pour me munir de tout ce qui est nécessaire à un soldat. Mes deux frères, poussés par mon exemple, lui donnèrent chacun mille ducats, de façon qu’il resta quatre mille ducats en argent à mon père, outre les trois mille que valait la portion de patrimoine qu’il avait voulu conserver en biens-fonds ; enfin, nous prîmes congé de lui et de cet oncle dont j’ai parlé, non sans regrets et sans larmes mutuelles. Ils nous engagèrent, surtout, à leur faire connaître, chaque fois que nous en aurions l’occasion, notre bonne ou mauvaise fortune. Nous le promîmes, et, quand ils nous eurent donné le baiser d’adieu et leur bénédiction, l’un de nous prit le chemin de Salamanque, l’autre celui de Séville, et moi celui d’Alicante, où j’avais appris que se trouvait un vaisseau génois, faisant un chargement de laine pour retourner en Italie. Il y a, cette année, vingt-deux ans que j’ai quitté la maison de mon père, et pendant tout ce long intervalle, bien que j’aie écrit plusieurs lettres, je n’ai reçu aucune nouvelle de lui ni de mes frères.

Maintenant, je vais brièvement raconter ce qui m’est arrivé depuis cette époque. Je m’embarquai au port d’Alicante ; j’arrivai à Gênes, après une heureuse traversée ; de là, je me rendis à Milan, où j’achetai des armes et quelques équipements de soldat, et je voulus aller faire mon enrôlement dans les troupes de Piémont ; mais, tandis que j’étais en route pour Alexandrie, j’appris que le grand-duc d’Albe passait en Flandre. Aussitôt, changeant d’avis, je partis à sa suite ; je le servis dans les batailles qu’il livra, j’assistai à la mort des comtes de Horn et d’Egmont, et parvins à être nommé enseigne d’un fameux capitaine, natif de Guadalaxara, qu’on appelait Diégo de Urbina[1]. Quelque temps après mon arrivée en Flandre, on y apprit la ligue formée par sa sainteté le pape Pie V, d’heureuse mémoire, avec Venise et l’Espagne, contre l’ennemi commun de la chrétienté, le Turc, qui venait d’enlever avec sa flotte la fameuse île de Chypre, appartenant aux Vénitiens, perte fatale

  1. Ce Diégo de Urbina était capitaine de la compagnie où Cervantès combattit à la bataille de Lépante.