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tranche la vie de tel autre qui méritait d’en jouir de longues années[1]. Aussi, quand j’y fais réflexion, il me prend envie de dire que je regrette au fond de l’âme d’avoir embrassé cette profession de chevalier errant, dans un âge aussi détestable que celui où nous avons le malheur de vivre. Certes, aucun péril ne me fait sourciller ; mais cependant il me chagrine de penser qu’un peu de poudre et de plomb va m’ôter l’occasion de me rendre célèbre sur toute la face de la terre, par la valeur de mon bras et le tranchant de mon épée. Mais que le Ciel fasse ce qui lui plaira ; si j’arrive où je prétends, je serai d’autant plus digne d’estime, que j’aurai affronté de plus grands périls que ceux qu’affrontèrent les chevaliers errants des siècles passés. »

Toute cette longue harangue, Don Quichotte la débita pendant que les autres soupaient, oubliant lui-même de porter, comme on dit, bouchée à la bouche, bien que Sancho Panza lui eût rappelé à plusieurs reprises de souper aussi, et qu’ensuite il aurait le temps de prêcher autant qu’il lui plairait. Quant à ceux qui l’avaient écouté, ils éprouvèrent une nouvelle compassion en voyant qu’un homme d’une si saine intelligence, et qui discourait si bien sur tous les sujets, eût perdu l’esprit sans ressource à propos de sa maudite et fatale chevalerie. Le curé lui dit qu’il avait eu parfaitement raison en tout ce qu’il avait avancé à l’avantage des armes, et que lui-même, quoique lettré et gradué, était précisément du même avis. Le souper fini, on leva la nappe, et pendant que l’hôtesse, sa fille et Maritornes arrangeaient le galetas de Don Quichotte, où l’on avait décidé que les dames se réfugieraient ensemble pour la nuit, Don Fernand pria le captif de raconter l’histoire de sa vie. Elle ne pouvait, disait-il, manquer d’être intéressante et curieuse, à en juger par l’échantillon

  1. Cervantès répète ici les imprécations de l’Arioste, dans le onzième chant de l’Orlando furioso :

    Come trovasti, o scelerata e brutta
    Invenzion, mai loco in uman core !
    Per te la militar gloria è distrutta ;
    Per te il mestier dell’ armi è senza honore ;
    Per te è il valore e la virtù ridutta,
    Che spesso par dei buono il rio migliore…
    Che ben fu il più crudele, e il più di quanti
    Mai furo al mondo ingegni empi e maligni
    Chi immagino si abbominosi ordigni.
    E crederò che Dio, perche vendetta
    Ne sia in eterno, nel profondo chiuda
    Del cieco abisso quella maladetta
    Anima appresso al maladetto Giuda…