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car, avec le pan de leur robe, je ne veux pas dire avec leurs manches[1], ils trouvent toujours de quoi vivre : aussi, bien que la peine du soldat soit beaucoup plus grande, la récompense l’est beaucoup moins. À cela, l’on ne manquera pas de répondre qu’il est plus facile de rémunérer convenablement deux mille lettrés que trente mille soldats, car on récompense les premiers en leur conférant des offices qui doivent à toute force appartenir aux gens de leur profession, tandis que les autres ne peuvent être récompensés qu’aux dépens du seigneur qu’ils servent ; mais cette impossibilité fortifie d’autant plus la raison que j’ai pour moi. Au reste, laissons cela de côté, car c’est un labyrinthe de fort difficile issue, et revenons à la prééminence des armes sur les lettres. La question est encore à décider, entre les raisons que chacune des parties allègue en sa faveur. Les lettres disent, pour leur part, que, sans elles, les armes ne pourraient subsister, car la guerre aussi a ses lois, auxquelles elle est soumise, et toutes les lois tombent dans le domaine des lettres et des lettrés. À cela les armes répondent que, sans elles, les lois ne pourraient pas subsister davantage, car c’est avec les armes que les républiques se défendent, que les royaumes se conservent, que les villes se gardent, que les chemins deviennent sûrs, que les mers sont purgées de pirates ; finalement, sans leur secours, les républiques, les royaumes, les monarchies, les cités, les chemins de terre et de mer seraient perpétuellement en butte aux excès et à la confusion qu’entraîne la guerre, tout le temps qu’elle dure et qu’elle use de ses privilèges et de ses violences. C’est un fait reconnu que, plus une chose coûte, plus elle s’estime et doit s’estimer. Or, pour qu’on devienne éminent dans les lettres, qu’en coûte-t-il ? du temps, des veilles, la faim, la nudité, des maux de tête, des indigestions d’estomac, et d’autres choses de même espèce que j’ai déjà rapportées en partie. Mais à celui qui veut devenir au même degré bon soldat, il en coûte autant de souffrances qu’à l’étudiant, sauf qu’elles sont incomparablement plus grandes, puisqu’à chaque pas il court risque de la vie. Quelle crainte du dénûment ou de la pauvreté peut tourmenter un étudiant, qui approche de celle que ressent un soldat, lorsque, se trouvant enfermé dans une place assiégée, et faisant sentinelle à l’angle de quelque ravelin, il entend que l’ennemi creuse une mine dans la direction de son poste, et qu’il ne peut remuer de là

  1. On sait ce que veut dire avoir la manche large.