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la chambre d’autrui, où ils puissent, sinon se réchauffer, au moins se dégourdir un peu, et enfin, la nuit venue, ils dorment tous sous des toits de maisons. Je ne veux pas descendre jusqu’à d’autres menus détails, à savoir : le manque de chemises et la non abondance de souliers, la vétusté et la maigreur de l’habit, et ce goût pour s’empiffrer jusqu’à la gorge, quand la bonne fortune leur envoie quelque banquet. C’est par ce chemin que je viens de peindre, âpre et difficile, qu’en bronchant par-ci et tombant par-là, se relevant d’un côté pour retomber de l’autre, ils arrivent aux degrés qu’ils ambitionnent. Une fois ce but atteint, nous en avons vu beaucoup qui, après avoir passé à travers ces écueils, entre ces Charybde et ces Scylla, arrivent, comme emportés par le vol de la fortune favorable, à gouverner le monde du haut d’un fauteuil, ayant changé leur faim en satiété, leur froid en douce fraîcheur, leur nudité en habits de parade, et leur natte de joncs en draps de toile de Hollande et en rideaux de damas, prix justement mérité de leur science et de leur vertu. Mais si l’on compare et si l’on balance leurs travaux avec ceux du guerrier, de combien ils restent en arrière ! C’est ce que je vais facilement démontrer. »