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paix soit en cette maison ! Et maintes fois encore il leur a dit : Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix, que la paix soit avec vous[1], comme le plus précieux bijou que pût donner et laisser une telle main, bijou sans lequel, ni sur la terre, ni dans le ciel, il ne peut exister aucun bonheur. Or, cette paix est la véritable fin de la guerre, et la guerre est la même chose que les armes. Une fois cette vérité admise, que la fin de la guerre c’est la paix, et qu’en cela elle l’emporte sur la fin des lettres, venons maintenant aux travaux de corps du lettré et à ceux de l’homme qui fait profession des armes, et voyons quels sont les plus rudes. »

Don Quichotte poursuivait son discours avec tant de méthode et en si bons termes, qu’il forçait alors tous ceux qui l’entendaient à ne plus le prendre pour un fou ; au contraire, comme ils étaient, pour la plupart, des gentilshommes destinés par leur naissance à l’état des armes, ils l’écoutaient avec beaucoup de plaisir. « Je dis donc, continua-t-il, que voici les travaux et les peines de l’étudiant[2] : d’abord, et par-dessus tout, la pauvreté ; non pas que tous les étudiants soient pauvres, mais pour prendre leur condition dans tout ce qu’elle a de pire. Quand j’ai dit que l’étudiant souffre la pauvreté, il me semble que je n’ai rien de plus à dire de son triste sort, car qui est pauvre n’a rien de bon au monde. Cette pauvreté, il la souffre quelquefois par parties ; tantôt c’est la faim, tantôt le froid, tantôt la nudité, quelquefois aussi ces trois choses à la fois. Cependant il n’est jamais si pauvre qu’il ne trouve à la fin quelque chose à manger, bien que ce soit un peu plus tard que l’heure, bien que ce ne soient que les restes des riches ; et c’est là la plus grande misère de l’étudiant, ce qu’ils appellent entre eux aller à la soupe[3]. D’une autre part, ils ne manquent pas de quelque cheminée de cuisine, de quelque brasero dans

  1. Don Quichotte, qui emprunte des textes à saint Luc, à saint Jean, à saint Matthieu, oublie ces paroles de l’Ecclésiaste (cap. 9)… et dicebam ego meliorem esse sapientiam fortitudine… Melior est sapientia quam arma bellica.
  2. Estudiante. C’est le nom qu’on donne indistinctement aux élèves des universités qui se destinent à l’église, à la magistrature, au barreau, et à toutes les professions lettrées.
  3. Aller à la soupe (andar a la sopa), se dit des mendiants qui allaient recevoir à heure fixe, aux portes des couvents dotés, du bouillon et des bribes de pain.

    La condition des étudiants a peu changé en Espagne depuis Cervantès. On en voit un grand nombre, encore aujourd’hui, faire mieux que d’aller à la soupe ; à la faveur du chapeau à cornes et du long manteau noir, ils mendient dans les maisons, dans les cafés et dans les rues.