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et dont ils ne sortent jamais, c’est que les travaux de l’esprit surpassent ceux du corps, et que, dans les armes, le corps seul fonctionne ; comme si cet exercice était un vrai métier de porte-faix qui n’exigeât que de bonnes épaules ; ou comme si, dans ce que nous appelons les armes, nous dont c’est la profession, n’étaient pas comprises les actions de l’art militaire, lesquelles demandent la plus haute intelligence ; ou comme si le guerrier qui commande une armée en campagne, et celui qui défend une place assiégée, ne travaillaient point de l’esprit comme du corps. Est-ce, par hasard, avec les forces corporelles qu’on parvient à pénétrer les intentions de l’ennemi, à deviner ses projets, ses stratagèmes, ses embarras, à prévenir le mal qu’on redoute, toutes choses qui sont du ressort de l’entendement, et où le corps n’a, certes, rien à voir ? Maintenant, s’il est vrai que les armes exigent, comme les lettres, la coopération de l’esprit, voyons lequel des deux esprits a le plus à faire, de celui de l’homme de lettres, ou celui de l’homme de guerre. Cela sera facile à connaître par la fin et le but que se proposent l’un et l’autre, car l’intention qui se doit le plus estimer est celle qui a le plus noble objet. La fin et le but des lettres (je ne parle point à présent des lettres divines dont la mission est de conduire et d’acheminer les âmes au ciel ; car, à une fin sans fin comme celle-là, nulle autre ne peut se comparer ; je parle des lettres humaines)[1], c’est, dis-je, de faire triompher la justice distributive, de rendre à chacun ce qui lui appartient, d’appliquer et de faire observer les bonnes lois. Cette fin, assurément, est grande, généreuse, et digne d’éloge ; mais non pas autant, toutefois, que celle des armes, lesquelles ont pour objet et pour but la paix, c’est-à-dire le plus grand bien que puissent désirer les hommes en cette vie. Ainsi, les premières bonnes nouvelles que reçut le monde furent celles que donnèrent les anges, dans cette nuit qui devint notre meilleur jour, lorsqu’ils chantaient au milieu des airs : Gloire soit à Dieu dans les hauteurs célestes, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! De même, le meilleur salut qu’enseigna à ses disciples bien-aimés le plus grand maître de la terre et du ciel, ce fut de dire, lorsqu’ils entreraient chez quelqu’un : Que la

  1. Le mot letras, transporté de l’espagnol au français, produit une équivoque inévitable. Dans la pensée de Cervantès, les lettres divines sont la théologie, et les lettres humaines, la jurisprudence, ce qu’on apprend dans les universités. Le mot letrado, qu’il met toujours en opposition du mot guerrero, signifie, non point un homme de lettres, dans le sens actuel de cette expression, mais un homme de robe. En un mot, c’est la magistrature et ses dépendances qu’il oppose à l’armée.