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qu’on lui élève une statue sur la place publique, et qu’effaçant le nom de quelque obscur bienheureux, on grave au coin d’une petite rue de Madrid ce grand nom qui remplit le monde.




Il me reste à dire un mot sur la manière dont j’ai compris et envisagé ma tâche.

À mes yeux, la traduction d’un livre justement célèbre, d’un de ces ouvrages qui appartiennent moins à une littérature en particulier qu’à l’humanité tout entière, n’est pas seulement une affaire de goût et de style ; c’est une affaire de conscience, et j’oserais presque dire de probité. Je crois que le traducteur a pour devoir strict d’appliquer incessamment ses efforts, non-seulement à rendre le sens dans toute sa vérité, dans toute sa rigueur, mais encore à reproduire l’effet de chaque période, de chaque phrase et presque de chaque mot. Je crois que, tout en respectant les règles et les exigences de sa propre langue, il doit se plier assez aux formes du modèle, dans l’ensemble et dans le détail, pour qu’on sente perpétuellement l’original sous la copie ; qu’il doit parvenir, non point à tracer, comme on l’a dit souvent, la gravure d’un tableau, c’est-à-dire une imitation décolorée, mais à peindre une seconde fois le tableau avec sa couleur générale et ses nuances particulières. Je crois encore que le traducteur doit rejeter comme une pensée coupable, en quelque sorte comme une tentation de vol ou de sacrilège, toute envie de supprimer le moindre fragment du texte, ou d’ajouter la moindre chose de son propre fonds ; il ne doit, suivant le mot de Cervantès, rien omettre et rien mettre. Je crois, enfin, que le respect pour son modèle doit être porté si loin qu’il ne se croie pas même permis de corriger une faute, non de celles de goût, dont il n’est pas juge, mais une faute matérielle, une erreur de fait. Qu’il la signale, bien ; mais qu’il la laisse. Les défauts saillants ou les taches légères qui se rencontrent dans une œuvre importante et durable, soit qu’ils proviennent de l’époque, soit qu’ils proviennent de l’écrivain, ont toujours leur sens et leur prix. Ils appartiennent, sous divers points de vue, à l’historien, à l’artiste, au critique littéraire ; ils servent de leçon presque autant que les beautés mêmes. Qu’on les respecte donc à l’égal des beautés.

La plus grande difficulté qui se rencontre pour arriver à cette fidèle et complète reproduction de l’original, c’est la différence des idiomes, ou plutôt la différence que les temps, les mœurs, le goût, impriment aux idiomes de