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même dans le prologue de ses Nouvelles. Il suppose qu’un de ses amis devait graver son portrait en tête du livre, et qu’on aurait mis au-dessous cette inscription : « Celui que vous voyez ici avec un visage aquilin, les cheveux châtains, le front lisse et découvert, les yeux vifs, le nez courbe, quoique bien proportionné, la barbe d’argent (il n’y a pas vingt ans qu’elle était d’or), les moustaches grandes, la bouche petite, les dents peu nombreuses, car il n’en a que six sur le devant, encore sont-elles mal conditionnées et plus mal rangées, puisqu’elles ne correspondent pas les unes aux autres, le corps entre deux extrêmes, ni grand ni petit, le teint clair, plutôt blanc que brun, un peu chargé des épaules, et non fort léger des pieds ; celui-là est l’auteur de la Galatée, du Don Quichotte de la Manche… et d’autres œuvres qui courent les rues, égarées de leur chemin, et peut-être sans le nom de leur maître. On l’appelle communément Miguel de Cervantès Saavedra. » Il parle ensuite de sa main gauche brisée à Lépante, et termine ainsi son portrait : « Enfin, puisque cette occasion m’a manqué, et que je reste en blanc, sans figure, force me sera de me faire valoir par ma langue, laquelle, quoique bègue, ne le sera pas pour dire des vérités qui se font bien entendre par signes. »

Voilà tout ce qu’on a pu recueillir sur l’histoire de cet homme illustre, l’un de ceux qui payèrent par le malheur de toute la vie les tardifs honneurs d’une gloire posthume. Né dans une famille honorable, mais pauvre ; recevant d’abord une éducation libérale, puis jeté dans la domesticité par la misère ; page, valet de chambre, enfin soldat ; estropié à la bataille de Lépante ; distingué à la prise de Tunis ; pris par un corsaire barbaresque ; captif cinq années dans les bagnes d’Alger ; racheté par la charité publique, après de vains efforts d’industrie et d’audace ; encore soldat dans le Portugal et les Açores ; épris d’une femme noble et pauvre autant que lui ; ramené un moment aux lettres par l’amour, et bientôt éloigné d’elles par la détresse ; récompensé de ses services et de ses talents par un magnifique emploi de commis aux vivres ; accusé de détournement de deniers publics ; jeté en prison par les gens du roi, relâché après preuve d’innocence, puis encore emprisonné par des paysans mutins ; devenu poëte et agent d’affaires ; faisant, pour gagner son pain, du négoce par procuration, et des pièces de théâtre ; découvrant, à cinquante ans passés, sa véritable vocation ; ne sachant à quel protecteur faire agréer la dédicace de ses œuvres ; trouvant un public indifférent, qui daigne rire, mais non l’apprécier ni le comprendre ; des rivaux jaloux qui le ridiculisent et le diffament ; des amis envieux qui le trahissent ; poursuivi par le besoin jusqu’en sa vieillesse ; oublié de la plupart, méconnu de tous, et mourant enfin dans la solitude et la pauvreté : tel fut, durant sa vie, Miguel de Cervantès Saavédra. C’est après deux siècles qu’on s’avise de chercher son berceau et sa tombe, qu’on pare d’un médaillon de marbre la dernière maison qu’il habita,