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sait Anselme et Lothaire, si grande qu’on les appelait, dit-on, les deux amis.

— Savez-vous, par hasard, demanda Anselme, quel chemin ont pris Lothaire et Camille ? — Pas le moins du monde, répondit le Florentin, bien que le gouverneur ait mis toute la diligence possible à découvrir leurs traces.

— Allez avec Dieu, seigneur, reprit Anselme. — Restez avec lui, » répliqua le passant ; et il piqua des deux.

À de si terribles nouvelles, le pauvre Anselme fut sur le point de perdre, non-seulement l’esprit, mais encore la vie. Il se leva comme il put, et se traîna jusqu’à la maison de son ami, qui ne savait point encore son malheur. Quand celui-ci le vit arriver pâle, effaré, tremblant, il le crut atteint de quelque mal dangereux. Anselme aussitôt pria qu’on le mît au lit, et qu’on lui donnât de quoi écrire. On s’empressa de faire ce qu’il demandait ; puis, on le laissa couché et seul en sa chambre, dont il avait même exigé qu’on fermât les portes. Dès qu’il se vit seul, la pensée de son infortune l’accabla de telle sorte qu’il reconnut clairement, aux angoisses mortelles qui brisaient son cœur, que la vie allait lui échapper. Voulant laisser une explication de sa mort prématurée, il se hâta de prendre la plume ; mais, avant d’avoir écrit tout ce qu’il voulait, le souffle lui manqua, et il expira sous les coups de la douleur que lui avait causée son imprudente curiosité.

Le lendemain, voyant qu’il était tard, et qu’Anselme n’appelait point, le maître de la maison se décida à entrer dans sa chambre, pour savoir si son indisposition continuait. Il le trouva étendu sans mouvement, la moitié du corps dans le lit, et l’autre moitié sur le bureau, ayant devant lui un papier ouvert, et tenant encore à la main la plume avec laquelle il avait écrit. Son hôte s’approcha, l’appela d’abord, et, ne recevant point de réponse, le prit par la main, qu’il trouva froide, et reconnut enfin qu’il était mort. Surpris et désespéré, il appela les gens de sa maison pour qu’ils fussent témoins de la catastrophe. Finalement, il lut le papier, qu’il reconnut bien être écrit de la main d’Anselme, et qui contenait ce peu de mots : « Un sot et impertinent désir m’ôte la vie. Si la nouvelle de ma mort arrive aux oreilles de Camille, qu’elle sache que je lui pardonne ; elle n’était pas tenue de faire un miracle, et je ne devais pas exiger qu’elle le fît. Ainsi, puisque j’ai été moi-même l’artisan de mon déshonneur, il ne serait pas juste… » Anselme n’en avait pas écrit davantage, ce qui fit voir qu’en cet endroit, sans pouvoir terminer