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mettre une borne jusqu’à ce que je baise les pieds de votre excellence. Peut-être que la joie de vous revoir bien portant en Espagne serait si grande qu’elle me rendrait la vie. Mais s’il est décrété que je dois la perdre, que la volonté des cieux s’accomplisse. Que du moins votre excellence connaisse ce mien désir, et sache qu’elle eut en moi un serviteur si désireux de la servir qu’il voulut aller même au-delà de la mort pour montrer son attachement. Avec tout cela, comme en prophétie, je m’applaudis du retour de votre excellence ; je me réjouis de vous voir partout montrer au doigt, et me réjouis plus encore de ce que se sont accomplies mes espérances, établies sur la renommée de vos vertus… »

Cette lettre, qui devrait, au dire de Los Rios, être toujours sous les yeux des grands et des écrivains, pour apprendre, aux uns la générosité, aux autres la reconnaissance, prouve au moins quelle parfaite sérénité d’âme Cervantès conserva jusqu’au dernier moment. Atteint bientôt d’une longue défailliance, il expira le samedi 23 avril 1616.

Le docteur John Bowle a fait la remarque piquante que les deux plus beaux génies de cette grande époque, tous deux méconnus de leurs contemporains et vengés tous deux par la postérité, Miguel de Cervantès et William Shakspeare, étaient morts précisément le même jour. On trouve, en effet, dans les biographies de Shakspeare, qu’il décéda le 23 avril 1616. Mais il faut prendre garde que les Anglais n’adoptèrent le calendrier grégorien qu’en 1754, et qu’ils furent jusque-là en retard des Espagnols pour les dates, comme les Russes le sont aujourd’hui du reste de l’Europe. Shakspeare a donc survécu douze jours à Cervantès.

Par son testament, où il nommait pour exécuteurs de ses volontés (albaceas) sa femme Doña Catalina de Palacios Salazar, et son voisin le licencié Francisco Nuñez, Cervantès avait ordonné qu’on l’enterrât dans un couvent de religieuses trinitaires fondé depuis quatre ans dans la rue del Humilladero, et où sa fille, Doña Isabel de Saavedra, chassée peut-être par la pauvreté de la maison paternelle, avait récemment fait ses vœux. Il est probable que ce dernier désir de Cervantès fut respecté ; mais, en 1633, les religieuses del Humilladero passèrent à un nouveau couvent de la rue de Cantaranas, et l’on ignore ce que devinrent les cendres de Cervantès, dont nul tombeau, nulle pierre, nulle inscription, n’ont pu faire découvrir la place.

Une négligence semblable a laissé périr les deux portraits qu’avaient faits de lui Jauregui et Pacheco. Seulement une copie de l’un d’eux s’est conservée jusqu’à nos jours. Elle est du règne de Philippe IV, la grande époque de la peinture espagnole, et les uns l’attribuent à Alonzo del Arco, les autres à l’école de Vicencio Carducho, ou de Eugenio Cajès. Au reste, quel qu’en soit l’auteur, elle répond parfaitement à la peinture que Cervantès a tracée de lui-