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l’étudiant sauta à bas de sa monture, et, lui saisissant la main entre les siennes : « Oui, oui, s’écria-t-il, voilà le manchot sain, le fameux tout, l’écrivain joyeux, et finalement le boute-en-train des muses. » Cervantès, qui se vit si à l’improviste comblé de caresses et d’éloges, répondit avec sa modestie ordinaire, et engagea l’étudiant à remonter sur sa bourrique pour achever à ses côtés le reste de la route. « Nous retînmes un peu la bride, continue Cervantès, et, chemin faisant, on parla de ma maladie. Le bon étudiant m’eut bientôt condamné. « Ce mal, dit-il, est une hydropisie que ne pourra guérir toute l’eau de l’océan, quand vous la boiriez goutte à goutte. Que votre grâce, seigneur Cervantès, se mette à la ration pour boire, et n’oublie pas de bien manger ; avec cela vous guérirez, sans autre médecine. — C’est ce que bien des gens m’ont déjà dit, répondis-je. Mais je ne puis pas plus m’empêcher de boire à toute mon envie que si je n’étais pas né pour autre chose. Ma vie va s’éteignant, et au pas des éphémérides de mon pouls, qui finiront au plus tard leur carrière dimanche prochain, je finirai celle de ma vie. Votre grâce est arrivée en un rude moment à faire ma connaissance, puisqu’il ne me reste pas assez de temps pour me montrer reconnaissant de l’intérêt que vous me témoignez. » En disant cela, nous arrivâmes au pont de Tolède, que je traversai, et l’étudiant s’éloigna pour gagner celui de Ségovie… »

Ce prologue, sans suite et sans liaison, mais où du moins Cervantès montrait encore toute la gaieté de son esprit dans le portrait burlesque de l’étudiant, avant de dire adieu à ses joyeux amis, fut le dernier effort de sa plume. Son mal fit d’effrayants progrès ; il s’alita, et reçut l’extrême-onction le 18 avril. On annonçait alors le retour prochain du comte de Lemos, qui passait de la vice-royauté de Naples à la présidence du conseil. La dernière pensée de Cervantès fut un sentiment de gratitude, un tendre souvenir à son protecteur. Presque mourant, il dicta la lettre suivante, que je traduis mot pour mot :

« Ces anciens couplets, qui furent célèbres en leur temps, et qui commencent ainsi, Le pied déjà dans l’étrier, je voudrais qu’ils ne vinssent pas si à propos dans cette mienne épître. Car, presque avec les mêmes paroles, je puis commencer en disant :

» Le pied déjà dans l’étrier, avec les angoisses de la mort, grand seigneur, je t’écris celle-ci[1]

» Hier on m’a donné l’extrême-onction, et aujourd’hui je vous écris ce billet. Le temps est court, l’angoisse s’accroît, l’espérance diminue, et avec tout cela je porte la vie sur le désir que j’ai de vivre ; et je voudrais y

  1. Puesto ya el pie en el estribo,
    Con las ansias de la muerte,
    Gran señor, esta te escribo.