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génieux qu’employait Cervantès pour déguiser, sous l’œil de l’inquisition, des pensées trop hardies, trop moqueuses, trop profondes pour qu’elles se montrassent à front découvert. Il fallait déjà, il y a deux cents ans, lire le Don Quichotte comme l’épitaphe du licencié Pedro Garcias, et faire comme l’étudiant du prologue de Gil Blas, lever la pierre du tombeau pour savoir quelle âme s’y trouvait enterrée. Maintenant surtout que les allusions contemporaines nous échappent, le sens devient plus difficile à saisir. Les mots seuls se montrent, l’idée se cache, et les Espagnols eux-mêmes n’entendent plus tout leur livre. Il faut une clef ; or, cette clef ne se trouve que dans les commentaires tout récents de Bowle, de Pellicer, de l’académie espagnole, de Fernandez Navarrette, de Los Rios, de Arrieta, de Clémencin. Nul traducteur n’avait encore pu profiter de leurs annotations pour comprendre Cervantès et le faire comprendre. Un tel secours était nécessaire, indispensable. C’est, d’une part, avec l’aide de ces précieux travaux, de l’autre, avec la conscience des fautes et des imperfections de mes devanciers, que j’ose à mon tour lutter contre un si rude jouteur, et, joignant pour la première fois le commentaire au texte, rendre à l’auteur du Don Quichotte l’hommage auquel se préparait dès longtemps mon admiration passionnée.

Travaillant, à soixante ans passés, avec toute l’ardeur et toute la verve d’un jeune homme, Cervantès menait de front plusieurs écrits de longue haleine. Dans cette dédicace si noble et si digne qu’il adressait, au mois d’octobre 1615, avec la seconde partie du Don Quichotte, à son protecteur le comte de Lemos, il lui annonçait l’envoi prochain de son autre roman, Persilès et Sigismonde (Los trabajos de Persiles y Sigismunda). Il avait également promis, en d’autres occasions, la seconde partie de la Galatée et deux ouvrages nouveaux dont on ignore l’espèce, le Bernardo et les Semaines du Jardin (Las Semanas del Jardin). De ces trois derniers il n’est pas resté même un fragment. Quant au Persilès, il fut publié par sa veuve, en 1617. Chose étrange ! Dans l’instant même où Cervantès tuait le roman chevaleresque sous les traits de sa raillerie, et de la même plume qui lançait ces traits meurtriers, il écrivait un roman presque aussi extravagant que ceux qui avaient brouillé la cervelle de son Hidalgo. Il faisait à la fois la censure et l’apologie, imitant ceux qu’il blâmait, et tombant tout le premier dans le péché qu’il frappait d’anathème. Chose non moins étrange ! C’est à cette œuvre informe qu’il réservait ses éloges et sa prédilection ; semblable à ces pères auxquels une tendresse aveugle fait préférer le fruit maladif de leur vieillesse à ses robustes aînés. Parlant du Don Quichotte avec modestie, presque avec embarras, il annonçait pompeusement au monde la merveille du Persilès. C’était Corneille mettant Nicomède plus haut que Cinna. Ce roman de Persilès et Sigismonde, qu’on ne sait à quoi comparer, ni dans quel genre classer, car il réunit tous les genres sans appartenir à