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pourquoi veux-tu m’ôter par ta ruse les moyens que je pourrais trouver de satisfaire mon désir ? »

Anselme n’en dit pas davantage ; mais ce peu de mots suffirent pour rendre Lothaire honteux et confus. Se faisant comme un point d’honneur d’avoir été surpris en mensonge, il jura à Anselme que dès cet instant il prenait à sa charge le soin de le contenter ; et sans plus lui mentir : « Tu pourras t’en assurer, lui dit-il, si tu m’épies avec curiosité ; mais, au reste, toute diligence de ta part est inutile, et celle que je vais mettre à te satisfaire aura bientôt dissipé tes soupçons. » Anselme le crut, et, pour lui laisser le champ libre avec plein repos et pleine commodité, il résolut de faire une absence de huit jours, et d’aller passer ce temps chez un de ses amis qui demeurait à la campagne, non loin de la ville. Il se fit même inviter formellement par cet ami, pour avoir auprès de Camille un motif à son départ. Imprudent et malheureux Anselme ! qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce que tu trames, qu’est-ce que tu prépares ? Prends garde que tu agis contre toi-même en tramant ton déshonneur et en préparant ta perdition. Ton épouse Camille est vertueuse, tu la possèdes en paix ; personne ne te cause d’alarmes ; ses pensées ne vont point au delà des murs de sa maison ; tu es son ciel sur la terre, le but de ses désirs, l’accomplissement de ses joies, la mesure où se règle sa volonté, qu’elle ajuste en toutes choses sur la tienne et sur celle du ciel ; eh bien ! si la mine de son honneur, de sa beauté, de sa vertu te donne, sans aucun travail, toutes les richesses qu’elle renferme et que tu puisses désirer, pourquoi veux-tu creuser encore la terre, et chercher de nouveaux filons d’un trésor inconnu, en courant le risque de la faire écrouler tout entière, puisqu’enfin elle ne repose que sur les faibles étais de sa fragile nature ? Prends garde que celui qui cherche l’impossible se voit à bon droit refuser le possible, comme l’a mieux exprimé un poëte lorsqu’il a dit :

« Je cherche dans la mort la vie, dans la maladie la santé, dans la prison la liberté, dans l’enfermé une issue, dans le traître la loyauté.

» Mais ma destinée, de qui je n’espère jamais aucun bien, a réglé, d’accord avec le ciel, que, puisque je demande l’impossible, le possible même me sera refusé. »

Anselme partit le lendemain pour la campagne, après avoir dit à Camille que, pendant son absence, Lothaire viendrait prendre soin de ses affaires et dîner avec elle, et après lui avoir recommandé de le traiter comme lui-même. Camille, en femme honnête et prudente, s’affligea de l’ordre que lui donnait son mari ; elle le pria de remarquer qu’il n’é-