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che, toi à qui elle appartient. C’est de là que naît cette commune opinion sur le mari de la femme adultère ; il a beau ne point le savoir, ou n’avoir donné nulle occasion, nul prétexte pour que sa femme lui manque ; on ne l’appelle pas moins d’un nom bas et injurieux, et ceux qui connaissent la mauvaise conduite de sa femme le regardent avec des yeux de mépris plutôt qu’avec des yeux de pitié, tout en voyant que ce n’est point par sa faute, mais par le caprice de sa coupable compagne, que ce malheur l’a frappé. Mais je veux te dire pourquoi le mari de la femme infidèle est à bon droit déshonoré, bien qu’il n’en sache rien, bien qu’il n’y ait de sa part aucune faute, et qu’il n’ait donné aucune occasion pour qu’elle ait péché. Et ne te lasse pas de m’entendre, car tout cela doit tourner à ton profit. Quand Dieu créa notre premier père dans le paradis terrestre, la divine écriture dit qu’il le jeta dans un profond sommeil, et que, tandis qu’Adam dormait, il lui enleva une côte du côté gauche, dont il forma notre mère Ève. Dès qu’Adam se réveilla et l’eut aperçue, il s’écria : « Voilà la chair de ma chair et les os de mes os. » Et Dieu lui dit : « Pour cette femme, l’homme quittera son père et sa mère, et ils seront deux dans la même chair. » C’est alors que fut institué le divin sacrement du mariage, dont les liens sont si forts, que la mort seule peut les rompre. Telle est la force et la vertu de ce miraculeux sacrement que par lui deux personnes distinctes ne font plus qu’une seule et même chair. Il fait plus encore dans les bons ménages, où les époux, bien qu’ils aient deux âmes, n’ont qu’une seule volonté. De là vient que, comme la chair de l’épouse ne fait qu’une même chose avec celle de l’époux, les taches qui la souillent ou les défauts qui la déparent retombent sur la chair du mari, bien qu’il n’ait donné, comme je le disais, aucune occasion, aucun prétexte à ce grief ; car, de même que la douleur du pied, ou de tout autre membre du corps humain, est ressentie par le corps tout entier, parce que c’est une seule et même chair ; de même que la tête sent le mal de la cheville, quoiqu’elle ne l’ait pas causé, de même le mari participe au déshonneur de la femme, parce qu’il ne fait qu’une même chose avec elle. Or, comme tous les honneurs et les déshonneurs du monde naissent de la chair et du sang, et que ceux de la femme infidèle sont de cette espèce, force est au mari d’en prendre sa part, et, sans même qu’il le sache, d’être tenu pour déshonoré[1]. Vois donc, ô Anselme ! vois

  1. Guzman d’Alfarache réduit tout ce raisonnement en peu de paroles : « Ma femme