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dit qu’il me fallait solliciter une femme vivant dans la retraite ? toucher une femme honnête ? offrir des dons à une femme désintéressée ? rendre de bons offices à une femme prudente ? Oui, tu m’as dit tout cela. Eh bien, si tu sais que tu as une femme retirée, honnête, désintéressée et prudente, que cherches-tu donc ? Si tu penses qu’elle sortira victorieuse de tous les assauts que je lui livrerai, quels noms, quels titres espères-tu lui donner après, plus grands et plus précieux que ceux qu’elle a dès maintenant ? Sera-t-elle meilleure, enfin, alors qu’aujourd’hui ? Ou tu ne la tiens pas pour ce que tu dis, ou tu ne sais pas ce que tu demandes : dans le premier cas, pourquoi veux-tu l’éprouver ? Il vaut mieux la traiter en mauvaise femme, et comme il te plaira. Mais si elle est aussi bonne, aussi sûre que tu le crois, ce serait être malavisé que d’éprouver la vérité même, puisque, l’épreuve faite, elle aurait tout juste la même estime et le même prix qu’auparavant. Il est donc de stricte conclusion que vouloir tenter les choses desquelles il doit résulter plutôt du mal que du profit, c’est d’un esprit étourdi et téméraire, surtout lorsque rien n’y force ou n’y engage, surtout lorsqu’il apparaît clairement que la tentative est une manifeste folie. Les choses difficiles s’entreprennent pour Dieu, pour le monde, ou pour tous deux à la fois. Celles qu’on entreprend pour Dieu sont ce qu’ont fait les saints, qui ont voulu vivre de la vie des anges avec des corps d’hommes ; celles qu’on entreprend pour le monde sont ce que font ces gens qui traversent tant de mers immenses, tant de climats divers, tant de pays étrangers, pour acquérir ce qu’on appelle les biens de la fortune ; enfin celles qui s’entreprennent pour Dieu et pour le monde à la fois sont les actions de ces vaillants soldats qui, en voyant aux murailles de l’ennemi un espace ouvert, grand comme a pu le faire un boulet d’artillerie, secouant toute crainte, sans raisonner, sans voir le péril évident qui les menace, et emportés sur les ailes du désir de bien mériter de leur foi, de leur nation et de leur roi, s’élancent intrépidement au milieu de mille morts qui les attendent en face. Voilà les choses qu’on a coutume d’entreprendre avec honneur, gloire et profit, bien qu’offrant tant d’inconvénients et de périls. Mais celle que tu veux tenter et mettre en pratique ne saurait te faire acquérir ni mérite aux yeux de Dieu, ni biens de la fortune, ni renommée parmi les hommes. Car enfin, si le succès répond à ton désir, tu n’en seras ni plus glorieux, ni plus riche, ni plus honoré qu’à présent, et, si l’issue était autre, tu te verrais dans la plus profonde affliction qui se puisse imaginer. Rien ne te servirait, en effet, de penser que personne ne connaît ta disgrâce ; il suffirait,