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qu’ils pourraient commettre ; car il arrive d’habitude que le grand amour qu’un mari porte à sa femme l’empêche, soit par aveuglement, soit par crainte de l’affliger, de lui recommander qu’elle fasse ou cesse de faire certaines choses qui méritent l’éloge ou le blâme ; défaut que corrigeraient aisément les conseils d’un ami. Mais où se trouvera-t-il, cet ami, aussi discret, aussi loyal, aussi dévoué que le demande Lothaire ? Pour moi, je n’en sais rien assurément. Lothaire seul pouvait l’être, lui qui veillait avec tous les soins de sa prudence sur l’honneur de son ami, lui qui s’efforçait d’éloigner par toutes sortes de prétextes les jours convenus pour ses visites, afin que les yeux oisifs et les langues malicieuses ne trouvassent point à redire sur la trop fréquente admission d’un jeune et riche gentilhomme, doué de toutes les qualités qu’il savait avoir, dans la maison d’une aussi belle personne que Camille ; car, bien que la vertu de celle-ci pût mettre frein à toute médisance, il ne voulait exposer ni sa bonne renommée, ni l’honneur de son mari. En conséquence, la plupart des jours convenus, il les employait à d’autres choses qu’il disait être indispensables ; aussi les plaintes de l’un, les excuses de l’autre, prenaient-elles une grande partie de leur temps.

Un jour qu’ils se promenaient tous deux dans une prairie hors de la ville, Anselme prit Lothaire à part, et lui parla de la sorte :

« N’aurais-tu point pensé, ami Lothaire, que je dusse répondre par une gratitude sans bornes aux grâces que Dieu m’a faites en me faisant naître de parents comme les miens, en me prodiguant d’une main libérale les biens de la nature et ceux de la fortune, surtout à la grâce plus grande encore qu’il a ajoutée en me donnant, toi pour ami, et Camille pour femme, deux bonheurs que j’estime, sinon autant qu’ils le méritent, du moins autant que je le peux ? Eh bien ! avec tous ces avantages dont se forme l’ensemble de satisfactions qui peuvent et doivent rendre les hommes heureux, je passe la vie de l’homme le plus triste, le plus abattu, le plus désespéré qu’il y ait dans l’univers. Depuis je ne sais combien de jours, un désir me presse et me tourmente, si étrange, si bizarre, si hors de l’usage commun, que je m’étonne de moi-même, que je m’accuse et me gronde, que je voudrais le taire et le cacher à mes propres pensées. Mais, ne pouvant plus contenir ce secret, je veux le confier en dépôt à ta discrétion, dans l’espoir que, par les soins que tu mettras à me guérir, en ami véritable, je me verrai bientôt délivré des angoisses qu’il me cause, et que ma joie reviendra par ta sollicitude au point où ma tristesse est arrivée par ma folie. »