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exercer, d’autres qualités plus précieuses que la connaissance des lois et l’étude de la politique, le bon sens et de bonnes intentions. Sans sortir de son caractère, sans dépasser la sphère de son esprit, Sancho Panza juge et règne comme Salomon.

La seconde partie du Don Quichotte ne parut que dix années après la première, et Cervantès, en publiant celle-ci, ne pensait pas à lui donner une suite. C’était la mode alors de ne point achever les ouvrages d’imagination. L’on finissait un livre, comme Arioste les chants de son poëme, au milieu des aventures les plus compliquées, dans le plus intéressant de l’action. Le Lazarille de Tormès et le Diable Boiteux n’ont pas de denoûment ; la Galatée pas davantage. Chez nous même, Gil Blas fut fait en trois fragments. Enfin, ce n’est pas la continuation d’Avellaneda qui décida Cervantès à composer la sienne, puisque celle-ci était presque terminée quand l’autre parut. Le Don Quichotte, s’il n’eût été qu’une satire littéraire, devait rester inachevé. C’est avec le projet évident que je lui attribue que Cervantès reprit et continua ce sujet. Voilà pourquoi les deux moitiés de l’ouvrage offrent une exception unique dans les annales de la littérature : une seconde partie, faite après coup, qui, non-seulement égale, mais surpasse la première. C’est que l’exécution n’est pas inférieure, et que l’idée mère est plus grande et plus féconde ; c’est que l’ouvrage s’adresse ainsi à tous les pays, à tous les temps ; c’est qu’il parle à l’humanité dans sa langue universelle ; c’est qu’enfin il est peut-être, de tous les livres, celui qui élève à sa plus haute expression cette qualité rare et précieuse par-dessus toutes celles dont fut doué l’esprit humain, le sens commun, qui l’est si peu ; le bon sens, si bon, en effet, que rien n’est meilleur.

J’ai voulu seulement donner une explication, en quelque sorte historique, du livre de Cervantès ; car, à quoi bon faire son éloge ? qui ne l’a lu ? qui ne le sait par cœur ? qui n’a dit avec Walter Scott, le plus grand admirateur de Cervantès, comme son plus digne rival, que c’est un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain ? Y a-t-il un conte plus populaire, une histoire qui sache mieux plaire à tous les âges, à tous les goûts, à tous les caractères, à toutes les conditions ? N’a-t-on pas toujours devant les yeux ce Don Quichotte, long, mince et grave ; ce Sancho, gros, court et plaisant ; et la gouvernante de celui-là, et la femme de celui-ci, et le curé, et le barbier maître Nicolas, et la servante Maritornes, et le bachelier Carrasco, que sais-je ? et tous les personnages de cette histoire, y compris Rossinante et le Grison, autre paire d’inséparables amis ? Peut-on avoir oublié comment ce livre est conçu, comment il est exécuté ? Peut-on n’avoir pas admiré la parfaite unité du plan, et la prodigieuse diversité des détails ? — Cette imagination si féconde, si prodigue, qu’elle rassasie la curiosité du plus insatiable lecteur ? — L’art infini avec lequel se succèdent et s’enlacent les épisodes, qu’anime un intérêt toujours