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le bord du chemin. Don Quichotte s’arrêta, au grand plaisir de Sancho, qui se sentait déjà las de tant mentir, et qui avait grand’peur que son maître ne le prît sur le fait ; car, bien qu’il sût que Dulcinée était une paysanne du Toboso, il ne l’avait vue de sa vie. Pendant cet intervalle, Cardénio s’était vêtu des habits que portait Dorothée quand ils la rencontrèrent, lesquels, quoiqu’ils ne fussent pas fort bons, valaient dix fois mieux que ceux qu’il ôtait. Ils mirent tous pied à terre auprès de la fontaine, et des provisions que le curé avait prises à l’hôtellerie, ils apaisèrent quelque peu le grand appétit qui les talonnait.

Pendant leur collation, un jeune garçon vint à passer sur le chemin. Il s’arrêta pour regarder attentivement ceux qui étaient assis à la fontaine, puis accourut tout à coup vers Don Quichotte, et, lui embrassant les jambes, il se mit à pleurer à chaudes larmes : « Ah ! mon bon seigneur, s’écria-t-il, est-ce que votre grâce ne me reconnaît pas ? regardez-moi bien, je suis ce pauvre André que votre grâce délia du chêne où j’étais attaché. »

À ces mots, Don Quichotte le reconnut, et, le prenant par la main, se tourna gravement vers la compagnie : « Afin que vos grâces, leur dit-il, voient clairement de quelle importance il est qu’il y ait au monde des chevaliers errants, pour redresser les torts et les griefs qu’y commettent les hommes insolents et pervers, il faut que vous sachiez qu’il y a quelques jours, passant auprès d’un bois, j’entendis des cris et des accents plaintifs, comme d’une personne affligée et souffrante. J’accourus aussitôt, poussé par mon devoir, vers l’endroit d’où partaient ces plaintes lamentables, et je trouvai, attaché à un chêne, ce jeune garçon qui est maintenant devant nous ; ce dont je me réjouis au fond de l’âme, car c’est un témoin qui ne me laissera pas accuser de mensonge. Je dis donc qu’il était attaché à un chêne, nu de la tête à la ceinture, et qu’un rustre, que je sus, depuis, être son maître, lui déchirait la peau à coups d’étrivière avec les sangles d’une jument. Dès que ce spectacle frappa mes yeux, je demandai au paysan la cause d’un traitement aussi atroce. Le vilain me répondit que c’était son valet, et qu’il le fouettait ainsi parce que certaines négligences qu’il avait à lui reprocher sentaient plus le larron que l’imbécile. À cela cet enfant s’écria : « Seigneur, il ne me fouette que parce que je lui demande mes gages. » Le maître répliqua par je ne sais quelles harangues et quelles excuses, que je voulus bien entendre, mais non pas accepter. À la fin, je fis détacher le pauvre garçon, et jurer par serment au vilain qu’il l’emmènerait chez lui et lui payerait ses gages