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Montesquieu fait dire à Rica (Lettres Persanes, no 78) : « Les Espagnols n’ont qu’un bon livre, celui qui a montré le ridicule de tous les autres. » C’est là une de ces charmantes railleries qui plaisent par leur exagération même, et que nos voisins ont eu grand tort de prendre au sérieux. S’est-on-fâché en France parce que Rica dit, en terminant la même lettre : « À Paris, il y a une maison où l’on met les fous… Sans doute que les Français, extrêmement décriés chez leurs voisins, enferment quelques fous dans une maison pour persuader que ceux qui sont dehors ne le sont pas. » Les deux railleries se valent, j’imagine. Toutefois, la définition que donne Montesquieu du Don Quichotte pèche aussi bien par l’éloge de ce livre que par la réprobation de tous les autres. S’il n’avait d’autre mérite que de parodier les romans de chevalerie, il ne leur eût pas longtemps survécu. Son œuvre faite, on eût, après les vaincus, enterré le vainqueur. Est-ce la critique des Amadis, des Esplandian, des Platir et des Kyrié-Eléison que nous y cherchons maintenant ? Sans doute Cervantès compta, parmi ses mérites, celui d’avoir ruiné de fond en comble cette extravagante et dangereuse littérature. Son livre, en ce sens, est une œuvre morale, qui réunit au plus haut degré les deux vertus de la comédie véritable, corriger en amusant. Néanmoins le Don Quichotte est bien autre chose qu’une satire des vieux romans, et je vais essayer d’indiquer les transformations que ce sujet a subies dans la pensée de son auteur.

Je crois bien qu’en commençant son livre Cervantès n’eut d’autre objet en vue que d’attaquer avec les armes du ridicule toute la littérature chevaleresque. C’est ce qu’il dit formellement dans son Prologue. D’ailleurs, il suffit d’observer les négligences étranges, les contradictions, les étourderies, dont fourmille la première partie du Don Quichotte, pour trouver dans ce défaut (si toutefois c’en est un) la preuve manifeste qu’il le commença dans un moment d’humeur, dans une boutade, sans plan arrêté d’avance, laissant courir sa plume au gré de son imagination, se trouvant romancier de nature, comme La Fontaine était fablier, n’attachant enfin aucune importance préméditée à cette œuvre, dont il ne semble pas avoir jamais compris toute la grandeur. Don Quichotte n’est d’abord qu’un fou, un fou complet, un fou à lier, et surtout à batônner, car le pauvre gentilhomme reçoit plus de coups des bêtes et des gens que n’en pourrait supporter l’échine même de Rossinante. Sancho Panza n’est aussi qu’un gros lourdaud de paysan, donnant en plein, par intérêt et par simplicité, dans le travers de son maître. Mais cela dure peu. Cervantès pourrait-il rester long temps entre la folie et la bêtise ? Il s’affectionne d’ailleurs à ses héros, à ceux qu’il appelle les enfants de son intelligence ; bientôt il leur prête son jugement, son esprit, faisant entre eux une part égale et bien réglée. Au maître, il donne la raison élevée et étendue que peuvent enfanter dans un esprit sain l’étude et la réflexion ; au valet, l’in-