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giaire qui, du vivant de l’auteur primitif, lui dérobait le titre et le sujet de son livre. Il n’a pas été possible de découvrir quel était son nom véritable ; seulement on croit être certain, d’après les recherches de Mayans, du P. Murillo et de Pellicer, que c’était un Aragonais, moine de l’ordre des prédicateurs, et l’un des auteurs de comédies dont Cervantès s’était moqué si gracieusement dans la première partie du Don Quichotte. Semblable aux voleurs de grands chemins, qui injurient les gens qu’ils détroussent, le prétendu Avellaneda commençait son livre en vomissant tout le fiel d’un cœur haineux et jaloux, en accablant Cervantès des plus grossières injures. Il l’appelait manchot, vieux, bourru, envieux, calomniateur ; il lui reprochait ses disgrâces, son emprisonnement, sa pauvreté ; il l’accusait enfin d’être sans talent, sans esprit, et se vantait de le priver du débit de sa seconde partie. Quand ce livre tomba aux mains de Cervantès, quand il vit tant d’outrages en tête d’une œuvre insipide, pédantesque et obscène, piqué d’une telle insolence, il prépara une vengeance digne de lui : il se hâta d’achever son livre, tellement que les derniers chapitres portent quelques traces de cette précipitation. Mais il voulut que rien ne manquât à la comparaison des deux ouvrages. En adressant ses comédies au comte de Lemos, à l’entrée de l’année 1615, il lui disait « Don Quichotte a les éperons chaussés pour aller baiser les pieds de votre Excellence. Je crois qu’il arrivera un peu maussade, parce qu’à Tarragone on l’a égaré et maltraité ; toutefois il a fait constater par enquête que ce n’est pas lui qui est contenu dans cette histoire, mais un autre supposé, qui voulut être lui, et ne put y parvenir. » Cervantès fit mieux encore : dans le texte même du Don Quichotte (prologue, et chap. 59) il répondit aux grossières insultes de son plagiaire, sans daigner toutefois en prononcer le vrai nom, par les railleries les plus fines, les plus délicates et les plus attiques, se montrant aussi supérieur par la noblesse et la dignité de sa conduite que par l’accablante perfection de son ouvrage. Mais pour ôter aux Avellaneda futurs toute envie de nouvelles profanations, il conduisit cette fois son héros jusqu’au lit de mort ; il reçut son testament, sa confession, et son dernier soupir ; il l’enterra, fit son épitaphe, et put s’écrier ensuite, dans un juste et sublime orgueil : « Ici Cid Hamet Ben-Engeli a déposé sa plume ; mais il l’a attachée si haut, que personne désormais ne s’avisera de la reprendre. » J’ai regret, j’ai honte d’avoir à dire que cette plate et misérable continuation du prétendu licencié de Tordesillas fut traduite en français par l’auteur du Gil Blas, par Le Sage, et que la plupart des lecteurs de notre pays l’ont confondue, jusqu’à ces derniers temps, avec l’œuvre de Cervantès.

Il faut encore s’arrêter ici pour examiner le Don Quichotte, non plus dans ses antécédents et son origine, mais en lui-même ; pour considérer enfin sous son principal aspect ce livre immortel, œuvre capitale de son auteur et de son pays.