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feinte histoire ; et Sancho fit de même, aussi abusé que son maître sur le compte de la princesse. Pour elle, après s’être bien affermie sur sa selle, après avoir toussé et pris les précautions d’un orateur à son début, elle commença de la sorte, avec beaucoup d’aisance et de grâce :

« Avant tout, mes seigneurs, je veux faire savoir à vos grâces qu’on m’appelle… » Ici, elle hésita un moment, ne se souvenant plus du nom que le curé lui avait donné ; mais celui-ci, comprenant d’où partait cette hésitation, vint à son aide et lui dit : « Il n’est pas étrange, madame, que votre grandeur se trouble et s’embarrasse dans le récit de ses infortunes. C’est l’effet ordinaire du malheur d’ôter parfois la mémoire à ceux qu’il a frappés, tellement qu’ils oublient jusqu’à leurs propres noms, comme il vient d’arriver à votre seigneurie, qui semble ne plus se souvenir qu’elle s’appelle la princesse Micomicona, légitime héritière du grand royaume de Micomicon. Avec cette simple indication, votre grandeur peut maintenant rappeler à sa triste mémoire tout ce qu’il lui plaira de nous raconter. — Ce que vous dites est bien vrai, répondit la damoiselle ; mais je crois qu’il ne sera pas désormais nécessaire de me rien indiquer ni souffler, et que je mènerai à bon port ma véridique histoire. La voici donc :

« Le roi mon père, qui se nommait Tinacrio-le-Sage, fut très-versé dans la science qu’on appelle magie. Il découvrit, à l’aide de son art, que ma mère, nommée la reine Xaramilla, devait mourir avant lui, et que lui-même, peu de temps après, passerait de cette vie dans l’autre, de sorte que je resterais orpheline de père et de mère. Il disait toutefois que cette pensée ne l’affligeait pas autant que de savoir, de science certaine, qu’un effroyable géant, seigneur d’une grande île qui touche presque à notre royaume, nommé Pantafilando de la Sombre-Vue (car il est avéré que, bien qu’il ait les yeux à leur place, et droits l’un et l’autre, il regarde toujours de travers, comme s’il était louche, ce qu’il fait par malice, pour faire peur à ceux qu’il regarde) ; mon père, dis-je, sut que ce géant, dès qu’il apprendrait que j’étais orpheline, devait venir fondre avec une grande armée sur mon royaume, et me l’enlever tout entier pièce à pièce, sans me laisser le moindre village où je pusse trouver asile ; mais que je pourrais éviter ces malheurs et cette ruine si je consentais à me marier avec lui. Du reste, mon père voyait bien que jamais je ne pourrais me