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violence. Mais le Ciel, juste et secourable, qui manque rarement d’accorder son regard et son aide aux bonnes intentions, favorisa si bien les miennes que, malgré l’insuffisance de mes forces, je le fis, sans grande peine, rouler dans un précipice, où je le laissai, mort ou vif. Aussitôt, et plus rapidement que ma fatigue et mon effroi ne semblaient le permettre, je m’enfonçai dans ces montagnes, sans autre dessein que de m’y cacher, et d’échapper à mes parents ou à ceux qu’ils enverraient à ma poursuite. Il y a de cela je ne sais combien de mois. Je rencontrai presque aussitôt un gardien de troupeaux, qui me prit pour berger, et m’emmena dans un hameau, au cœur de la montagne. Je l’ai servi depuis ce temps, faisant en sorte d’être aux champs tout le jour, pour cacher ces cheveux qui viennent, bien à mon insu, de me découvrir. Mais toute mon adresse et toute ma sollicitude furent vaines à la fin. Mon maître vint à s’apercevoir que je n’étais pas homme, et ressentit les mêmes désirs coupables que mon valet. Comme la fortune ne donne pas toujours la ressource à côté du danger, et que je ne trouvais point de précipice pour y jeter le maître après le serviteur, je crus plus prudent de fuir encore et de me cacher une seconde fois dans ces âpres retraites, que d’essayer avec lui mes forces ou mes remontrances. Je revins donc chercher, parmi ces rochers