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déchiré de ses rivaux, parvenu enfin, par sa longue expérience du monde, à cette perte de toute illusion que les Espagnols nomment desengaño, Cervantès se voua complétement à la retraite. Il vécut en philosophe, sans murmurer, sans se plaindre, non dans cette médiocrité d’or qu’Horace souhaite aux disciples des Muses, mais dans la détresse, dans la pauvreté. Il rencontra pourtant deux protecteurs, Don Bernardo de Sandoval y Rojas, archevêque de Tolède, et un grand seigneur éclairé, Don Pedro Fernandez de Castro, comte de Lemos, auteur de la comédie intitulée la Casa confusa, lequel emmena, en 1610, une petite cour littéraire dans sa vice-royauté de Naples, et n’oublia pas, de si haut et de si loin, le vieux soldat mutilé qui n’avait pu le suivre.

Une chose vraiment inexplicable, et qui fait, du reste, autant d’honneur à l’âme indépendante de Cervantès que de honte aux ministres des faveurs royales, c’est l’oubli où fut laissé cet homme illustre, tandis qu’une foule d’obscurs beaux-esprits touchaient les pensions qu’ils avaient mendiées en prose et en vers. On raconte qu’un jour Philippe III, étant au balcon de son palais, aperçut un étudiant qui se promenait, un livre à la main, sur les bords du Manzanarès. L’homme au manteau noir s’arrêtait à toute minute, gesticulait, se frappait le front avec le poing et laissait échapper de longs éclats de rire. Philippe observait de loin sa pantomime : « Ou cet étudiant est fou, s’écria-t-il, où il lit Don Quichotte. » Des courtisans coururent aussitôt vérifier si la pénétration royale avait deviné juste, et revinrent annoncer à Philippe qu’en effet c’était bien le Don Quichotte que lisait l’étudiant en délire ; mais aucun d’eux ne s’avisa de rappeler au prince l’abandon où vivait l’auteur de ce livre si populaire et si goûté.

Une autre anecdote, un peu postérieure, mais qu’il convient de placer ici, fera mieux connaître encore l’estime dont jouissait Cervantès, en même temps que la détresse où il était réduit. Je laisse parler celui qui a recueilli cette anecdote, le licencié Francisco Marquez de Torrès, chapelain de l’archevêque de Tolède, qui fut chargé de faire la censure de la seconde partie du Don Quichotte. « Je certifie en vérité, dit-il, que, le 25 février de cette année 1615, l’illustrissime seigneur cardinal, archevêque, mon seigneur, ayant été rendre visite à l’ambassadeur de France,… plusieurs gentilshommes français, de ceux qui avaient accompagné l’ambassadeur, aussi courtois qu’éclairés et amis des belles-lettres, s’approchèrent de moi et d’autres chapelains du cardinal, mon seigneur, désireux de savoir quels livres d’imagination avaient alors la vogue. Je citai par hasard celui-ci (le Don Quichotte), dont je fais l’examen. À peine eurent-ils entendu le nom de Miguel de Cervantès qu’ils commencèrent à chuchoter entre eux, et vantèrent hautement l’estime qu’on faisait, en France et dans les royaumes limitrophes, de ses divers ouvrages, la Galatée, que l’un d’eux savait presque