Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/398

Cette page a été validée par deux contributeurs.

m’accompagner jusqu’à la ville, où j’espérais rencontrer mon ennemi. Ce zagal, après m’avoir fait des remontrances sur l’audace et l’inconvenance de ma résolution, m’y voyant bien déterminée, s’offrit, comme il le dit, à me tenir compagnie jusqu’au bout du monde. Aussitôt j’enfermai dans un sac de toile un habillement de femme, ainsi que de l’argent et des bijoux pour me servir au besoin, et, dans le silence de la nuit, sans rien dire de mon départ à ma perfide servante, je quittai la maison, accompagnée du zagal, et assaillie de mille pensées confuses. Je pris à pied le chemin de la ville ; mais le désir d’arriver me donnait des ailes, afin de pouvoir, sinon empêcher ce que je croyais achevé sans retour, au moins demander à Don Fernand de quel front il en avait agi de la sorte. J’arrivai en deux jours et demi au but de mon voyage, et, tout en entrant dans la ville, je m’informai de la maison des parents de Luscinde. Le premier auquel j’adressai cette question me répondit plus que je n’aurais voulu en apprendre. Il m’indiqua leur maison, et me raconta tout ce qui s’était passé aux fiançailles de leur fille, chose tellement publique dans la ville qu’elle faisait la matière de tous les entretiens et de tous les caquets. Il me dit que la nuit où fut célébré le mariage de Don Fernand avec Luscinde, celle-ci, après avoir prononcé le oui de le prendre pour époux, avait été saisie d’un long évanouissement, et que son époux, l’ayant voulu délacer pour lui donner de l’air, trouva un billet écrit de la main même de Luscinde, où elle déclarait qu’elle ne pouvait être l’épouse de Don Fer-