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qu’elle avait commise en cachant Don Fernand dans ma propre chambre ; car je ne pouvais encore décider si ce qui venait de m’arriver était un bien ou un mal. J’avais dit à Don Fernand, au moment de son départ, qu’il pourrait employer la même voie pour me visiter d’autres nuits secrètement, puisque j’étais à lui, jusqu’à ce qu’il lui convînt de publier notre mariage. Mais il ne revint plus, si ce n’est la nuit suivante, et je ne pus plus le voir, ni dans la rue, ni à l’église, pendant tout un mois que je me fatiguai vainement à le chercher, bien que je susse qu’il n’avait pas quitté la ville, et qu’il se livrait, la plupart du temps, à l’exercice de la chasse, qu’il aimait avec passion. Je sais, hélas ! combien ces jours me parurent longs et ces heures amères ; je sais que je commençai à douter de sa bonne foi, et même à cesser d’y croire ; je sais aussi que ma servante entendit alors les reproches que je ne lui avais pas faits auparavant pour me plaindre de son audace ; je sais enfin qu’il fallut me faire violence pour retenir mes pleurs et composer mon visage, afin de ne pas obliger mes parents à me demander le sujet de mon affliction, et de ne pas être obligée moi-même de recourir avec eux au mensonge. Mais cet état forcé dura peu. Le moment vint bientôt où je perdis toute patience, où je foulai aux pieds toute considération et toute retenue, où je fis enfin éclater mon courroux au grand jour. Ce fut lorsque, au bout de quelque temps, on répandit chez nous la nouvelle que, dans une ville voisine, Don Fernand s’était marié avec une jeune personne d’une beauté merveilleuse et de noble famille, mais pas assez riche, néanmoins, pour avoir pu prétendre, avec sa seule dot, à si haute union. On disait qu’elle se nommait Luscinde, et l’on racontait aussi des choses étranges arrivées pendant la cérémonie des fiançailles. »

Quand il entendit le nom de Luscinde, Cardénio ne fit autre chose que de plier les épaules, froncer le sourcil, se mordre les lèvres, et laisser bientôt couler sur ses joues deux ruisseaux de larmes. Dorothée n’interrompit point pour cela le fil de son histoire, et continua de la sorte : « Cette triste nouvelle arriva promptement jusqu’à moi ; mais, au lieu de se glacer en l’apprenant, mon cœur s’enflamma d’une telle rage, qu’il s’en fallut peu que je ne sortisse de la maison, et ne parcourusse à grands cris les rues de la ville pour publier l’infâme trahison dont j’étais victime. Mais cette fureur se calma par la pensée qui me vint d’un projet que je mis en œuvre dès la nuit suivante. Je m’habillai de ces vêtements, que me donna un domestique de mon père, de ceux qu’on appelle zagals chez les laboureurs, auquel j’avais découvert toute ma funeste aventure, et que j’avais prié de