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en fut empêché par un inconnu. La querelle s’engagea, et les deux champions ayant mis l’épée à la main, Don Gaspar fut percé de plusieurs coups. Appelant au secours, il se réfugia, tout sanglant, dans l’une des maisons voisines. L’un des deux appartements du premier étage de cette maison était occupé par Doña Luisa de Montoya, veuve du chroniqueur Esteban de Garibay, avec ses deux fils, et l’autre par Cervantès avec sa famille. Aux cris du blessé, Cervantès accourut avec l’un des fils de sa voisine. Ils trouvèrent Don Gaspar étendu sous le porche, son épée dans une main et son bouclier dans l’autre, et le portèrent chez la veuve de Garibay où il expira le surlendemain. Une enquête fut aussitôt commencée par l’alcalde de casa y corte Cristobal de Villaroel. On reçut les dépositions de Cervantès, de sa femme Doña Catalina de Palacios Salazar, de sa fille naturelle Doña Isabel de Saavedra, âgée de vingt ans, de sa sœur Doña Andrea de Cervantès, veuve, ayant une fille de vingt-huit ans, appelée Doña Constanza de Ovando ; d’une religieuse, Doña Magdalena de Sotomayor, qui se donne également pour sœur de Cervantès, de sa servante Maria de Cevallos, et enfin de deux amis qui se trouvaient dans sa maison, le seigneur de Cigalès et un Portugais nommé Simon Mendez. Supposant, à tort ou à raison, que Don Gaspar de Ezpeleta avait été tué dans une intrigue d’amour avec la fille ou la nièce de Cervantès, le juge fit arrêter ces dames, ainsi que Cervantès lui-même et sa sœur, la veuve de Ovando. Ce ne fut qu’au bout de huit à dix jours, après des interrogatoires et des auditions de témoins, et même en fournissant caution, que les quatre prévenus furent relachés. Les dépositions auxquelles donna lieu ce désagréable incident prouvent qu’à cette époque, et pour soutenir ce fardeau de cinq femmes, dont il était l’unique soutien, Cervantès s’occupait encore d’agences, et mêlait à la culture des lettres la sotte, mais un peu moins stérile occupation des affaires.

Il est à croire que Cervantès suivit la cour à Madrid, en 1606, et qu’il se fixa dorénavant dans cette capitale, où il était près de ses parents à Alcala, près des parents de sa femme à Esquivias, et bien placé tout à la fois pour ses travaux littéraires et ses agences de négoce. On est parvenu à constater qu’au mois de juin 1609 il demeurait dans la rue de la Magdalena ; un peu après, derrière le collége de Notre-Dame-de-Lorette ; en juin 1610, dans la rue del Leon, no 9 ; en 1614, dans la rue de Las Huerias ; ensuite, dans la rue du duc d’Albe, au coin de San-Isidoro, d’où on lui donna congé ; enfin, en 1616, dans la rue del Leon, no 20, au coin de celle de Francos, où il mourut.

Depuis son retour à Madrid, Cervantès, touchant à la vieillesse, sans fortune et chargé d’une nombreuse famille, rencontrant la même ingratitude pour ses talents que pour ses services, dans un temps où, si les dédicaces rapportaient des pensions, les livres ne rapportaient rien, négligé de ses amis et