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et laissait même entendre que, tout imaginaires qu’ils fussent, ses personnages et leurs actions pouvaient bien avoir quelque rapport avec les hommes et les choses du temps. Cette petite ruse eut un plein succès. Excités par les demi-révélations du Buscapié, les gens d’esprit lurent le livre, et dès lors Cervantès vit promptement changer l’indifférence du public en insatiable curiosité. La première partie du Don Quichotte fut réimprimée quatre fois en Espagne dans la même année 1605, et presque immédiatement répandue à l’étranger par d’autres éditions faites en France, en Italie, en Portugal et en Flandre.

L’éclatant succès de son livre devait avoir pour Cervantès un résultat plus certain que celui de le tirer de l’obscurité et de la misère ; c’était de lui susciter des envieux et des ennemis. Je ne parle pas seulement de ces basses vanités que tout mérite offusque, et que toute gloire indigne ; il y avait, dans le Don Quichotte, assez de satires littéraires, assez de traits décochés contre les auteurs ou les admirateurs des livres et des pièces du temps pour mettre en rumeur tout le peuple lettré. Comme de coutume, les grandes réputations reçurent, sans se fâcher, les coups qui les atteignaient, et Lope de Vega, le plus maltraité peut-être, ne montra nulle rancune contre l’écrivain nouveau venu qui osait mêler quelques gouttes d’absinthe à ce nectar nommé louange dont tout le monde l’enivrait. Sa renommée et ses richesses lui permettaient d’être généreux. Il eut même la courtoisie d’avouer que Cervantès ne manquait ni de grâce ni de style. Mais il n’en fut pas de même des auteurs de seconde volée qui avaient à défendre leur mince bagage de réputation et de bénéfice. Ce fut un déchaînement contre le pauvre Cervantès, un concert de censures publiques et de diatribes secrètes. L’un, du haut de son érudition pédantesque, le traitait d’esprit de frère lai (ingenio lego), privé de culture et de science ; l’autre, croyant bien l’injurier, l’appelait Quichottiste ; celui-ci le dénigrait dans de petits pamphlets, les journaux du temps ; celui-là lui adressait, sous enveloppe, un sonnet bien méchant, que Cervantès, pour se venger, prenait soin de publier lui-même. Parmi les hommes de quelque valeur qui se montrèrent le plus ardents à lui faire la guerre, il faut citer le poëte Don Luis de Gongora, fondateur de la secte des cultos, aussi envieux par caractère que frondeur par tournure d’esprit ; le docteur Cristoval Suarez de Figueroa, autre écrivain railleur et jaloux, et jusqu’à cet étourdi d’Esteban Villegas, qui donnait le titre de Délices à des poésies datées du collége, et se faisait modestement représenter, sur le frontispice, comme un soleil levant qui fait pâlir les étoiles, ajoutant à cet emblème, trop obscur peut-être, une devise qui levât tous les doutes : sicut sol matutinus me surgente, quid istæ ? Cervantès, qui n’avait pas plus de fiel que de vanité, dut rire de ces attaques d’amours-propres en révolte contre sa gloire naissante ; mais ce qui dut blesser son cœur aimant, ce fut l’abandon de quelques amis, de ceux au moins qui le sont à la