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la Péninsule, demandant de plus qu’on recueillît et qu’on brûlât tous ceux qui existaient. La reine Jeanne promit une loi, qui ne fut point rendue[1].

Mais ni les déclamations des rhéteurs et des moralistes, ni les anathèmes des législateurs ne purent arrêter la contagion. Tous ces remèdes furent impuissants contre le goût du merveilleux, contre ce goût dont le raisonnement, la science, la philosophie, ne peuvent complétement nous faire triompher. On continuait à faire et à lire les romans de chevalerie. Des princes, des grands, des prélats en acceptaient la dédicace. Une sainte Thérèse, très-affectionnée, dans sa jeunesse, à cette lecture, composait un roman chevaleresque, avant d’écrire le Chateau intérieur et ses autres ouvrages mystiques. Un Charles-Quint dévorait en cachette le Don Belianis de Grèce, l’une des plus monstrueuses productions de cette littérature en démence, pendant qu’il rendait contre elle des décrets de proscription ; et lorsque sa sœur, la reine de Hongrie, voulut fêter son retour en Flandre, elle ne trouva rien de mieux à lui offrir, dans les fameuses fêtes de Bins (1549), que la représentation vivante des aventures d’un livre de chevalerie, dans laquelle prirent des rôles tous les seigneurs de la cour, y compris l’austère Philippe II. Ce goût avait pénétré jusque dans les cloîtres ; on y lisait, on y composait des romans. Un moine franciscain, appelé Fray Gabriel de Mata, fit imprimer, non pas au treizième siècle, mais en 1589, un poëme chevaleresque dont le héros était saint François, le patron de son ordre, et qui avait pour titre, le chevalier d’Assise (el caballero Asisio). Sur le frontispice était gravé le portrait du saint, à cheval et armé

  1. Voici quelques passages de cette curieuse pétition :

    « … Nous disons, en outre, qu’est très-notoire le dommage qu’a fait et que fait dans ces royaumes, aux jeunes gens et aux jeunes filles, la lecture des livres de mensonges et de vanités, comme sont Amadis et tous les livres du même genre composés depuis celui-là… Car, comme les jeunes gens et les jeunes filles, par leur oisiveté, s’occupent principalement à cela, ils prennent goût à ces rêveries et aux événements qu’ils lisent être arrivés dans ces livres, aussi bien d’amour que de guerre, et autres vanités ; et, une fois qu’ils en ont pris le goût, si quelque événement vient à s’offrir, ils s’y jettent à bride abattue, bien plus que s’ils ne l’avaient pas lu. Et bien souvent la mère laisse sa fille enfermée dans la maison, croyant la laisser dans la retraite, et celle-ci reste à lire de semblables livres, si bien qu’il vaudrait mieux que la mère l’eût emmenée avec elle. Et cela ne tourne pas seulement au préjudice et à l’irrévérence des personnes, mais au grand détriment des consciences ; car, plus on s’affectionne à ces vanités, plus on s’éloigne de la doctrine sainte, véritable et chrétienne… Et pour remède au mal susdit, nous supplions votre majesté d’ordonner, sous de graves peines, qu’aucun livre de ceux-là ni d’autres semblables ne se lise ni ne s’imprime, et que ceux qui existent aujourd’hui soient recueillis et brûlés… car, faisant cela, votre majesté fera grand service à Dieu, en ôtant aux gens la lecture de ces livres de vanités, et en les réduisant à lire des livres religieux qui édifient les âmes et réforment les corps, et votre majesté fera à ces royaumes grand bien et faveur. »