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je veux, dis-je, que tu me voies tout nu, sans autre habit que la peau, faire une ou deux douzaines de folies. Ce sera fini en moins d’une demi-heure ; mais quand tu auras vu celles-là de tes propres yeux, tu pourras jurer en conscience pour toutes celles qu’il te plaira d’ajouter, et je t’assure bien que tu n’en diras pas autant que je pense en faire. — Par l’amour de Dieu, mon bon seigneur, s’écria Sancho, que je ne voie pas la peau de votre grâce ! j’en aurais trop de compassion, et ne pourrais m’empêcher de pleurer ; et pour avoir pleuré hier soir le pauvre grison, j’ai la tête si malade que je ne suis pas en état de me remettre à de nouveaux pleurs. Si votre grâce veut à toute force que je voie quelques-unes de ses folies, faites-les tout habillé, courtes et les premières venues. D’ailleurs, quant à moi, rien de cela n’est nécessaire, et, comme je vous l’ai dit, ce serait abréger le voyage et hâter mon retour, qui doit vous rapporter d’aussi bonnes nouvelles que votre grâce les désire et les mérite. Sinon, par ma foi, que ma dame Dulcinée se tienne bon ! Si elle ne répond pas comme la raison l’exige, je fais vœu solennel à qui m’entend de lui arracher la bonne réponse de l’estomac à coups de pied et à coups de poing. Car enfin, qui peut souffrir qu’un chevalier errant aussi fameux que votre grâce aille devenir fou sans rime ni raison pour une… Que la bonne dame ne me le fasse pas dire, car, au nom de Dieu, je lâche ma langue et lui crache son fait à la figure. Ah ! je suis bon, vraiment, pour ces gentillesses ! Elle ne me connaît guère, et si elle me connaissait, elle me jeûnerait comme la veille d’un saint[1]. — Par ma foi, Sancho, interrompit Don Quichotte, à ce qu’il paraît, tu n’es guère plus sage que moi. — Je ne suis pas si fou, reprit Sancho, mais je suis plus colère. Maintenant, laissant cela de côté, qu’est-ce que votre grâce va manger en attendant que je revienne ? Allez-vous, comme Cardénio, vous mettre en embuscade et prendre de force votre nourriture aux bergers ? — Que cela ne te donne pas de souci, répondit Don Quichotte ; quand même j’aurais des vivres en abondance, je ne mangerais pas autre chose que les herbes et les fruits que me fourniront cette prairie et ces arbres. Le fin de mon affaire est de ne pas manger du tout, et de souffrir bien d’autres austérités. — À propos, dit Sancho, savez-vous ce que je crains ? c’est de ne plus retrouver mon chemin pour revenir en cet endroit où je vous laisse, tant il est désert et caché. — Prends-en bien toutes les enseignes, répondit Don

  1. Expression espagnole pour dire : Elle me porterait respect.