Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/344

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’avec un esprit, lourd et obtus, tu te mêles souvent de badiner et de faire des pointes. Mais pour que tu reconnaisses combien tu es sot et combien je suis sage, je veux que tu écoutes une petite histoire. Apprends donc qu’une jeune veuve, belle, libre et riche, et surtout fort amie de la joie, s’amouracha d’un frère lai, gros garçon, frais, réjoui et de large encolure. Son aîné vint à le savoir, et dit un jour à la bonne veuve, en manière de semonce fraternelle : « Je suis étonné, madame, et non sans raison, qu’une femme aussi noble, aussi belle, aussi riche que votre grâce aille s’amouracher d’un homme d’aussi bas étage et d’aussi pauvre esprit qu’un tel, tandis qu’il y a dans la même maison tant de docteurs, de maîtres et de théologiens, parmi lesquels vous pourriez choisir comme au milieu d’un cent de poires, et dire : Celui-ci me convient, celui-là me déplaît. » Mais la dame lui répondit, avec beaucoup d’aisance et d’abandon : « Vous êtes bien dans l’erreur, mon très-cher seigneur et frère, et vous pensez à la vieille mode, si vous imaginez que j’ai fait un mauvais choix, en prenant un tel, quelque idiot qu’il vous paraisse ; car, pour ce que j’ai à faire de lui, il sait autant et plus de philosophie qu’Aristote. » De la même manière, Sancho, pour ce que j’ai à faire de Dulcinée, elle vaut autant que la plus haute princesse de la terre. Il ne faut pas croire que tous les poëtes qui chantent des dames sous des noms qu’ils leur donnent à leur fantaisie, les aient réellement pour maîtresses. Penses-tu que les Amarillis, les Philis, les Sylvies, les Dianes, les Galatées, les Alices et d’autres semblables, dont sont remplis les livres, les romances, les boutiques de barbiers et les théâtres de comédies, fussent de vraies créatures en chair et en os, et les dames de ceux qui les ont célébrées ? Non, vraiment ; la plupart des poëtes les imaginent pour donner un sujet à leurs vers, et pour qu’on les croie amoureux, ou du moins capables de l’être[1]. Ainsi donc, il me suffit de penser et de croire que la bonne Aldonza Lorenzo est belle et sage. Quant à la naissance, elle importe peu ; nous n’en sommes pas à faire une enquête pour lui conférer l’habit de chanoinesse, et je me persuade, moi, qu’elle est la plus haute princesse du monde. Car il faut que tu saches, Sancho, si tu ne le sais pas encore, que deux choses par-dessus toutes excitent à l’amour : ce sont la beauté et la bonne renommée. Or, ces deux choses se trouvent dans Dulcinée au degré le plus éminent ;

  1. Les poëtes, cependant, n’ont pas toujours célébré d’imaginaires beautés, et, sans recourir à la Béatrix du Dante ou à la Laure de Pétrarque, on peut citer, en Espagne, la Diane de Montemayor et la Galathée de Cervantès lui-même.