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d’éternelle renommée[1]. Il est vrai que je ne pense pas imiter Roland, ou Orland, ou Rotoland (car il avait ces trois noms à la fois), de point en point, dans toutes les folies qu’il fit, dit, ou pensa. Mais j’ébaucherai du moins de mon mieux celles qui me sembleront les plus essentielles. Peut-être même viendrai-je à me contenter tout simplement de l’imitation d’Amadis, qui, sans faire de folies d’éclat et de mal, mais seulement de pleurs et de désespoir, obtint autant de gloire que personne. — Quant à moi, dit Sancho, il me semble que les chevaliers qui en agirent de la sorte y furent provoqués, et qu’ils avaient des raisons pour faire ces sottises et ces pénitences. Mais vous, mon seigneur, quelle raison avez-vous de devenir fou ? quelle dame vous a rebuté ? ou quels indices avez-vous trouvés qui vous fissent entendre que madame Dulcinée du Toboso ait fait quelque enfantillage avec More ou chrétien ? — Eh ! par Dieu, voilà le point, répondit Don Quichotte ; et c’est là justement qu’est le fin de mon affaire. Qu’un chevalier errant devienne fou quand il en a le motif, il n’y a là ni gré ni grâce ; le mérite est de perdre le jugement sans sujet, et de faire dire à ma dame : « S’il fait de telles choses à froid, que ferait-il donc à chaud ! » D’ailleurs, n’ai-je pas un motif bien suffisant dans la longue absence qui me sépare de ma dame et toujours maîtresse Dulcinée du Toboso ? car, ainsi que tu l’as entendu dire à ce berger de l’autre jour, Ambrosio : Qui est absent, tous les maux craint ou ressent. Ainsi donc, ami Sancho, ne perds pas en vain le temps à me conseiller que j’abandonne une imitation si rare, si heureuse, si inouïe. Fou je suis, et fou je dois être jusqu’à ce que tu reviennes avec la réponse d’une lettre que je pense te faire porter à ma dame Dulcinée. Si cette réponse est telle que la mérite ma foi, aussitôt cesseront ma folie et ma pénitence ; si le contraire arrive, alors je deviendrai fou tout de bon, et n’aurai plus nul sentiment. Ainsi, de quelque manière qu’elle réponde, je sortirai de la confusion et du tourment où tu m’auras laissé, jouissant du bien que tu m’apporteras, à la faveur de ma raison, ou ne sentant point le mal, à la faveur de ma folie. Mais, dis-moi, Sancho, as-tu bien précieusement gardé l’armet de Mambrin ? J’ai vu que tu l’as relevé de terre, quand cet ingrat voulut le mettre en pièces, et ne put en venir à bout ; ce qui démontre bien clairement toute la finesse de sa trempe. » À cela Sancho répondit : « Vive Dieu ! seigneur chevalier de la Triste-Figure, je ne puis souffrir ni porter en patience

  1. Orlando furioso, chants 23 et suiv.