Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/332

Cette page a été validée par deux contributeurs.

le sort voulait que les animaux parlassent, comme au temps d’Isope, le mal ne serait pas si grand, car je causerais avec mon âne[1], ou la première bête venue, de tout ce qui me passerait par l’esprit, et je prendrais ainsi mon mal en patience. Mais c’est une rude chose, et qu’on ne peut bonnement supporter, que de s’en aller cherchant des aventures toute sa vie, sans trouver autre chose que des coups de poing, des coups de pied, des coups de pierres et des sauts de couverture ; et avec tout cela, il faut se coudre la bouche, sans oser lâcher ce qu’on a sur le cœur, comme si l’on était muet. — Je t’entends, Sancho, répondit Don Quichotte : tu meurs d’envie que je lève l’interdit que j’ai jeté sur ta langue. Eh bien ! tiens-le pour levé, et dis tout ce que tu voudras, mais à condition que cette suspension de l’interdit ne durera pas au delà du temps que nous passerons dans ces montagnes. — Soit, dit Sancho ; pourvu que je parle maintenant, Dieu sait ce qui viendra plus tard. Et, pour commencer à jouir de ce sauf-conduit, je vous demanderai à quel propos votre grâce s’avisait de prendre le parti de cette reine Marcassine, ou comme elle s’appelle ? Et que diable vous importait que cet Élie l’abbé fût ou non son bon ami ? Je crois que si vous aviez laissé passer ce point, dont vous n’étiez pas juge, le fou aurait passé plus avant dans son histoire, et nous aurions évité, vous le caillou dans l’estomac, moi plus de dix soufflets sur la face, et autant de coups de pied sur le ventre. — Par ma foi, Sancho, répondit Don Quichotte, si tu savais aussi bien que je le sais quelle noble et respectable dame fut cette reine Madasime, je sais que tu dirais que ma patience a été grande de ne pas briser la bouche d’où étaient sortis de tels blasphèmes ; et c’est un grand blasphème de dire ou de penser qu’une reine vive en concubinage avec un chirurgien. La vérité de l’histoire est que ce maître Élisabad dont le fou a parlé était un homme très-prudent et de bons conseils, et qu’il servit autant de gouverneur que de médecin à la reine ; mais s’imaginer qu’elle était sa bonne amie, c’est une insolence digne du plus sévère châtiment. Et d’ailleurs, pour que tu conviennes que Cardénio ne savait ce qu’il disait, tu dois observer que, lorsqu’il parlait ainsi, il était déjà retombé dans ses accès. — C’est justement ce que je dis, reprit Sancho, et qu’il ne fallait faire aucun cas des paroles d’un fou ; car enfin, si votre bonne étoile ne vous eût secouru, et si le caillou, au lieu de s’acheminer à l’estomac, eût pris la route de la tête, nous se-

  1. Voir la note 3 du chapitre XXIII.