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sons, avec lesquels ils rendent les hommes fous, faisant accroire qu’ils ont le pouvoir de les rendre amoureux, tandis qu’il est, comme je le dis, impossible de contraindre la volonté[1]. — Cela est bien vrai, s’écria le bon vieillard ; et en vérité, seigneur, quant à la sorcellerie, je n’ai point de faute à me reprocher : je ne puis nier quant aux entremises d’amour ; mais jamais je n’ai cru mal faire en cela. Ma seule intention était que tout le monde se divertît, et vécût en paix et en repos, sans querelles comme sans chagrins. Mais ce désir charitable ne m’a pas empêché d’aller là d’où je pense bien ne plus revenir, tant je suis chargé d’années, et tant je souffre d’une rétention d’urine qui ne me laisse pas un instant de répit. » À ces mots, le bon homme se remit à pleurer de plus belle, et Sancho en prit tant de pitié qu’il tira de sa poche une pièce de quatre réaux, et lui en fit l’aumône.

Don Quichotte, continuant son interrogatoire, demanda au suivant quel était son crime ; celui-ci, d’un ton non moins vif et dégagé que le précédent, répondit : « Je suis ici pour avoir trop folâtré avec deux de mes cousines germaines, et avec deux autres cousines qui n’étaient pas les miennes. Finalement, nous avons si bien joué tous ensemble aux petits jeux innocents qu’il en est arrivé un accroissement de famille, tel et tellement embrouillé qu’un faiseur d’arbres généalogiques n’aurait pu s’y reconnaître. Je fus convaincu par preuves et témoignages ; la faveur me manqua, l’argent aussi, et je me vis en danger de périr par la gorge. On m’a condamné à six ans de galères, je n’ai point appelé, c’est la peine de ma faute ; mais je suis jeune, la vie est longue, et tant qu’on l’a il y a remède à tout. Si votre grâce, seigneur chevalier, a de quoi secourir ces pauvres gens, Dieu vous le paiera dans le ciel, et nous aurons grand soin sur la terre de prier Dieu dans nos oraisons pour la santé et la vie de votre grâce, afin qu’il vous les donne aussi bonne et longue que le mérite votre respectable personne. » Celui-ci portait l’habit d’étudiant, et l’un des gardiens dit qu’il était très-élégant discoureur, et fort avancé dans le latin.

  1. On trouve dans le vieux code du treizième siècle, appelé Fuero Juzgo, des peines contre ceux qui font tomber la grêle sur les vignes et les moissons, ou ceux qui parlent avec les diables, et qui font tourner les volontés aux hommes et aux femmes. (Lib. VI, tit. 2, ley 4.) Les Partidas punissent également ceux qui font des images ou autres sortilèges, et donnent des herbes pour l’amourachement des hommes et des femmes. (Part. VII, tit. 23, ley 2 y 3.)